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Les veilleurs de la pierre : préserver l’âme des villes

Dans le cadre de ma réflexion sur le thème “Qui nettoie la ville ?”, je me suis naturellement tournée vers un corps de métiers que j’ai eu la chance de côtoyer de près depuis mon enfance et qui est celui de mon père (situé en bas à gauche de l’image principale) : les tailleurs de pierre. Si leur métier est, dans l’imaginaire collectif, perçu comme noble et essentiel, il reste pourtant trop souvent ignoré dans sa réalité quotidienne. Peu de gens savent vraiment ce qu’il implique, ni les défis qu’il pose face à des édifices classés monuments historiques, ni les responsabilités de ceux qui les restaurent.

En grandissant en connaissance du domaine, la vision est parfois évidente pour moi, mais est souvent inconnue ou mal comprise des autres. Le métier de tailleur de pierre est un art de la patience, de l’exigence et du respect des matériaux, un art qui ne s’acquiert que sur le terrain, à force de gestes précis et de savoir-faire transmis de génération en génération. À travers cet article, mon objectif est de faire découvrir et célébrer ce métier que j’ai vu évoluer, et dont le rôle crucial dans la préservation de notre patrimoine mériterait une reconnaissance plus large.

Je tiens à préciser que je ne ferai pas usage d’expressions telles que « invisibilité », « invisible » ou « mettre en lumière » pour parler de ce métier. Ces termes, bien qu’ils soient souvent employés avec de bonnes intentions, peuvent véhiculer, de manière involontaire, une idée de pitié ou de dépréciation, ce qui ne rend pas justice à la dignité de cette profession.

En effet, le métier de tailleur de pierre est loin d’être marginalisé ou méconnu. Il est, au contraire, une profession respectée et admirée, ancrée dans un savoir-faire qui traverse les siècles. Les monuments que nous admirons, les édifices qui composent notre patrimoine, sont le reflet direct de l’expertise et du dévouement de ces artisans. Plutôt que de suggérer qu’il manque de reconnaissance, il me semble essentiel de souligner qu’il s’agit d’une profession noble et essentielle, reconnue pour sa contribution à la préservation de notre histoire et de notre culture. En parler autrement serait minimiser l’impact et la valeur de ceux qui consacrent leur vie à la pierre, à ses formes, et à sa pérennité.

La première étape de mon enquête s’est construite autour d’un long entretien que nous avons réalisé sur plusieurs jours. C’était une véritable chance de pouvoir mener cette interview avec un proche. Cette proximité m’a permis d’aborder cette discussion de la manière la plus naturelle qui soit. En échangeant librement, j’ai pu ajuster mon approche au fil de la conversation, ajoutant des questions spontanément ou approfondissant certains points déjà évoqués. Cela m’a offert une grande souplesse, loin de la rigidité des formats classiques d’entretien, et a enrichi considérablement le contenu de mes recherches. Cette dynamique vivante m’a permis de capturer des détails parfois oubliés ou inattendus, tout en rendant nos échanges plus authentiques et sincères.

Mon père est salarié au sein d’une entreprise de restauration de monument classé au patrimoine historique et travaille actuellement sur un hôtel particulier privée aux champs de mars. En raison de son contrat, il n’est pas autorisé à prendre en photo le chantier, ni à parler du client. Ainsi, pour documenter mon article, je prendrais des clichés de ses travaux précédents où des documents numérisées.

Une journée bien rythmée : précision et organisation

« Mon réveil sonne à 5h50 », me raconte-t-il. Chaque journée commence bien avant que la ville ne s’éveille, à 7h, il est déjà en route vers le chantier. Une fois arrivé, le rituel est immuable : direction les vestiaires pour enfiler la tenue de travail, puis une pause café partagée avec ses collègues. « Nous sommes huit en ce moment, et cette pause est cruciale pour la cohésion de l’équipe. » Cette routine représente un moment clé où l’on se prépare non seulement physiquement, mais aussi mentalement à la journée de travail.

À 8h, les outils sont parfaitement alignés, chaque tâche est clairement définie, et tout le monde prend son poste. « La clé, c’est l’organisation, chaque geste doit être précis », m’explique-t-il. À 10h, une pause-café permet de souffler et de maintenir une dynamique de groupe positive. Le déjeuner à 11h50, suivi d’une courte sieste, semble être un luxe, mais il est essentiel pour garder l’énergie nécessaire à des journées aussi intenses. « Sieste réparatrice », dit-il. À 16h15, la journée se termine par un rituel de rangement, une étape qu’il ne néglige jamais : «  ranger ça fait parti du travail ! » Il est essentiel que chaque poste soit propre et en ordre pour pouvoir recommencer le lendemain dans les meilleures conditions.

Le vendredi, la journée est un peu plus courte, à 16h, ce qui lui permet de rentrer plus tôt. « Habiter à Paris, c’est un avantage, mais pour certains collègues qui viennent de loin, ça reste un vrai défi », précise-t-il.

Conditions de travail : entre polyvalence et coactivité

Le chantier est un lieu d’effervescence, un peu comme une ruche où différents corps de métier se croisent. « En ce moment, on travaille autant à l’intérieur qu’à l’extérieur », m’explique-t-il. Cette coactivité est une constante : menuisiers, maçons, peintres, plombiers… Parfois, jusqu’à 200 personnes se croisent sur un même site. « C’est un peu comme une guerre des tranchées », plaisante-t-il, tout en reconnaissant que cette densité de travailleurs peut rendre les conditions difficiles. Le bruit, la poussière, les intempéries… Tout cela influence la façon dont le travail se fait. Pourtant, malgré ces contraintes, une grande cohésion règne parmi les artisans.

« Par exemple, on utilise des combinaisons spéciales pour la poussière, car elle peut être nocive », précise-t-il. Les outils tranchants, les risques de chute, tout cela fait partie du quotidien. Mais il a toujours insisté sur l’importance de sécuriser son poste, autant pour lui que pour ses collègues. Ces gestes de rigueur, je les vois comme des marques de respect envers les autres. Ces contraintes imposent une rigueur, mais l’ambiance est toujours portée par la passion du métier.

Des outils traditionnels pour un savoir-faire unique

La diversité des outils avec lesquels mon père travaille est fascinante. Des instruments ancestraux, comme la massette, les ciseaux ou les gouges, sont les compagnons quotidiens du tailleur de pierre.

Outils utilisés au quotidien : 1-Ciseau Grain d’orge, 2-Gradine, 3- Ciseau droit, 4-Gouge, 5- Massette portugaise  © Philippe Eudes

Mais les progrès technologiques se sont aussi invités dans l’atelier. « On utilise des outils électriques, comme des disqueuses, ou des ciseaux pneumatiques pour les pierres les plus dures », précise-t-il. Pourtant, certaines techniques n’ont pas changé depuis des siècles. L’utilisation de palans à chaînes pour déplacer des charges lourdes est un exemple de cette sagesse du passé, qui reste encore d’actualité. « Les anciens savaient s’économiser tout en travaillant bien, et nous continuons à appliquer ces principes ».

il y a aussi le travail du patineur dans son équipe, cet artisan qui, avec des pigments naturels, harmonise la pierre neuve à l’ancienne. Ce détail, presque invisible pour le public, mais fait toute la différence.

Un métier en constante évolution

Depuis le début de sa carrière, mon père a vu son métier évoluer. « Quand j’ai commencé, personne ne portait d’équipements de protection individuelle », se souvient-il. Aujourd’hui, le casque, les lunettes et les gants sont obligatoires. Ce changement, bien qu’imposé, a largement contribué à réduire les accidents sur les chantiers. D’autre part, les exigences de qualité ont également augmenté. « Cela nous oblige à être encore plus rigoureux, et c’est une bonne chose pour ceux qui aiment bien faire les choses », souligne-t-il.

équipe de tailleurs de pierre dans l’Yonne – début du siècle

Depuis 20 ans, les robots sont entrés dans les ateliers. Mon père m’a expliqué qu’ils sont utiles pour tailler les pierres en série, mais qu’ils ne remplacent jamais la main humaine. « La machine, c’est bien pour aller vite, mais elle ne donne pas l’âme », dit-il, il est donc nécessaire derrière les machines robotisées pour effectuer des finitions

Un métier, une vocation

Devenir tailleur de pierre n’a pas été une évidence pour lui, mais plutôt une rencontre marquante avec un artisan à l’âge de 25 ans. « C’est un métier qu’on apprend sur le terrain », m’explique-t-il. Il s’est formé à l’AFPA de Blois, a obtenu son CAP en un an, mais c’est avec des stages, notamment à l’église Saint-Serge à Angers, qu’il a réellement forgé son savoir-faire. « J’ai eu la chance d’être entouré de mentors qui m’ont poussé à exceller. » Pour lui, la passion naît dans l’action, pas dans les livres

Matilde, apprentie dans l’entreprise, travaille actuellement sur le chantier du Champ de Mars.. On la voit s’apprêter à tailler la pierre à l’aide d’un ciseau plat. 2024  © Philippe Eudes

Les défis techniques et logistiques

Les défis techniques sont nombreux. À Paris, par exemple, l’espace pour stocker les pierres est un problème récurrent. La coactivité, le bruit, la poussière et le temps limité sont autant de facteurs qui compliquent la tâche. Et puis il y a les délais serrés, exacerbés par des événements comme les Jeux Olympiques. « Pendant les JO, certains chantiers, comme celui du Champ de Mars, ont été arrêtés, ce qui a compliqué l’organisation », me raconte-t-il. Mon père dit souvent : « Nous, on arrive à la fin, donc on n’a pas droit à l’erreur. ». Travailler sur des finitions demandent une précision extrême. Il me dit souvent : « Une erreur, ça se voit tout de suite. » Ce niveau d’exigence, seuls les artisans les plus expérimentés, comme lui, savent le gérer. Pour mon père, la quête de l’équilibre entre rapidité et qualité est constante. « L’une ne doit pas compromettre l’autre », insiste-t-il. Il faut une solide expérience pour concilier les deux, conscient que ce métier exige une patience et une rigueur qui dépassent souvent les attentes du public.

Le tourisme est une bénédiction, mais aussi un défi pour les tailleurs de pierre. D’une part, il permet de financer les restaurations et de faire vivre le patrimoine, mais d’autre part, il entraîne aussi des dégradations. « Les gens sont parfois déçus de voir des monuments en travaux, mais il est essentiel de rappeler que ces restaurations sont nécessaires », précise-t-il. La médiatisation de projets comme Notre-Dame a permis de donner un coup de projecteur sur le métier, et espère que ce type d’exposition contribuera à encore mieux faire connaître les professions qui s’y cachent derrière.

Il estime que pour mieux faire connaître le métier, il faudrait multiplier les chantiers ouverts au public, faire visiter les chantiers aux écoles et organiser davantage d’événements comme les Journées du Patrimoine. Mais les retours du public, bien que généralement positifs, ne sont pas toujours sans réserve. « Il y a toujours des grincheux qui se plaignent du bruit ou de la poussière », raconte-t-il en riant. Au fond, son souhait est simple : permettre à tous de découvrir ce métier, son histoire, et surtout sa noblesse. Parce qu’il ne s’agit pas simplement de travailler la pierre, mais de participer à l’écriture de l’histoire des villes, de transmettre un savoir-faire qui appartient à tous.

Pour finir cet article je souhaiterais partager deux anecdotes que m’a raconté mon père.

Commencé en mars 2006, le chantier de la Tour Saint-Jacques reste, selon lui, l’un des plus beaux moments de sa carrière. Dirigé par Paul Broguard, un compagnon connu pour son respect des méthodes traditionnelles et sa joie de vivre communicative, ce projet avait une âme particulière. Tout le travail s’y faisait à la main, sans machines électriques, une rareté qui rendait chaque geste encore plus significatif.

Ce chantier, ouvert au public, nécessitait de travailler à des hauteurs vertigineuses pour replacer des pierres délicatement sculptées. Malgré les défis, l’ambiance était exceptionnelle. Tous les vendredis midi, un grand repas réunissait les tailleurs de pierre, maçons, restaurateurs, couvreurs, et même les représentants de la mairie qui finançaient le projet. Une quarantaine de personnes partageaient grillades et éclats de rire dans une atmosphère de complicité.

Mon père raconte qu’il y avait une véritable magie dans ces moments. Lors des fêtes comme le 14 juillet ou le Nouvel An, ils pouvaient inviter leurs familles pour un repas convivial, qui se terminait souvent au sommet de la tour, offrant une vue à couper le souffle sur Paris illuminé. Cette alchimie entre organisation parfaite, motivation collective et bienveillance a permis de terminer les travaux six mois en avance. Quinze ans plus tard, les équipes se sont retrouvées pour célébrer cet exploit et raviver des liens tissés autour de ce projet hors du commun.

Plus récemment, le chantier de la cathédrale de Meaux, sur le portail de la façade principale, a aussi laissé une empreinte indélébile dans sa mémoire. Ce projet fascinant combinait la précision du travail sur des sculptures historiques et une excellente ambiance d’équipe.

Cependant, ce chantier a également eu son lot d’imprévus. Lors d’une grève surprise des transports, l’équipe s’est retrouvée bloquée sur place, incapable de rentrer chez elle. Sans autre option, ils ont improvisé une nuit dans le clocher de la cathédrale. « Ce n’était pas le confort d’un hôtel, loin de là », plaisante-t-il, « mais on a fait avec ce qu’on avait ». Ce moment, à la fois rocambolesque et mémorable, a renforcé l’esprit de solidarité entre collègues.

Photographie de l’équipe du chantier de la Tour Saint-Jacques, 2006  ©Philippe Eudes

À travers les anecdotes, les réflexions et les détails techniques partagés dans cet article, une chose est claire : les tailleurs de pierre ne se contentent pas de « nettoyer » nos villes. Ils préservent, restaurent et subliment les monuments qui en sont les piliers. Ces artisans, par leur dévouement et leur savoir-faire unique, permettent à l’histoire de perdurer, inscrite dans la pierre.

Chaque coup de ciseau, chaque pierre replacée témoigne de leur respect pour les édifices qu’ils restaurent et pour les générations à venir qui les admireront. Ces artisans de la pierre méritent toute notre admiration, car ils ne bâtissent pas seulement des édifices : ils construisent un lien entre le passé et l’avenir.

Pour en apprendre plus sur le métier et suivre les coulisses, je vous invite à visionner le reportage retransmis sur ARTE, qui suit la restauration démesurée de la cathédrale Notre-Dame suite à son incendie en 2019. Cependant, ce type de chantier est une exception, tout comme le budget colossal qui lui a été alloué, souligne mon père. Il est donc important de le regarder en gardant à l’esprit les ressources extraordinaires qui ont été mobilisées. Certains procédés de restauration n’ont pu être réalisés que grâce à ces financements exceptionnels et ne reflètent pas les conditions des chantiers « ordinaires » sur lesquels il travaille au quotidien.

Julie Eudes


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
julieeudes (4 décembre 2024). Les veilleurs de la pierre : préserver l’âme des villes. Comment voit-on la ville ? Consulté le 19 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12tzz


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