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La prostitution dans le monde virtuel de Second Life

Depuis fort longtemps, l’être humain ressent le besoin de se créer plusieurs identités. Le “moi” peut être pluriel, variable, multiple. Ces transformations sont universelles, que ce soit dans la Grèce antique, où les acteurs portaient des masques pour incarner différents personnages sur scène, ou dans les sociétés à rituels chamaniques, où les chamanes jouaient un rôle clé en tant qu’intermédiaires entre le monde des esprits incarnant la nature et le monde des humains. L’être humain, au quotidien, emprunte toujours des rôles, des masques afin d’alterner ses multiples identités. Aujourd’hui, on retrouve ce phénomène dans les mondes virtuels où évoluent des avatars créés par des utilisateurs. Ils peuvent être une version améliorée ou modifiée d’eux-mêmes, ou encore créer des personnages, des fois plusieurs pour un seul utilisateur,  totalement imaginaires. 

Dans cet article, je souhaite parler de la prostitution des avatars dans l’univers virtuel de Second Life. Dans un premier temps, j’aborderai son aspect sociétal, dans le monde réel et dans le monde virtuel de Second Life. Dans un second temps j’évoquerai les espaces prostitutionnels de la plateforme. J’analyserai systématiquement les liens entre réalité et virtualité. En écrivant cet article, je me suis demandée s’il y avait une continuité de notre monde dans les mondes virtuels, ou s’il existait tout de même des ruptures significatives.  

La prostitution : une analyse sociétale 

Second life est une plateforme de réalité virtuelle créée en 2003 par la société Linden Lab. Elle permet aux utilisateurs de créer un avatar personnalisé et d’explorer un monde virtuel en 3D. A travers leurs avatars, les utilisateurs et les utilisatrices peuvent interagir avec d’autres avatars, construire des objets, des espaces, acheter et vendre des biens virtuels et participer à des activités. Second Life met en scène des espaces imaginaires ruraux et urbains (îles, villes, rues, maisons…). Cette plateforme virtuelle possède sa propre économie virtuelle et une monnaie :  le Linden Dollar. 

Lorsque l’on se crée un personnage, que ce soit dans Second Life ou dans d’autres jeux virtuels, il est possible de se réinventer, d’être dans cet espace quelqu’un d’autre que soi-même. Je l’ai dit en introduction, l’être humain a toujours emprunté des masques pour s’adapter à des rôles et à des identités changeantes (rôles de genre, rôles professionnels…). Aujourd’hui, cette recherche d’identités multiples trouve une nouvelle expression dans les mondes virtuels. Les avatars de Second Life sont une incarnation contemporaine de cette pluralité et sont libres de choisir leurs métiers, et certains ou certaines utilisatrices ont choisi de créer dans le monde virtuel de Second Life un avatar pratiquant la prostitution. A noter que tous les personnages peuvent avoir des relations amoureuses et sexuelles, sans forcément se prostituer. Pour cela, il faut tout d’abord acheter des parties génitales.  

La prostitution est une institution ancienne qui a évolué au fil des siècles, prenant différentes formes en fonction des sociétés et des époques. La prostitution peut être analysée en termes de pouvoir, d’économie et de société. Encore aujourd’hui de nombreux débats coexistent pour savoir s’il faut légaliser la prostitution afin de mieux protéger les droits des personnes prostituées alors vue comme travailleurs (d’où l’expression de travail du sexe) ou interdire cette pratique parce qu’elle relève des violences faites aux personnes. Si l’on considère quelques facteurs de domination sociétale qui expliqueraient la prostitution, on trouve en premier lieu le facteur économique : la pauvreté, le chômage, qui peuvent pousser certaines personnes à entrer dans la prostitution comme moyen de subsistance ;  un facteur de vulnérabilité individuelle, dû à des traumatismes, notamment sexuelles, qui influencerait les décisions de la personne ; un facteur de recherche d’expérimentation sexuelle selon la lecture des travailleurs et travailleuses du sexe. Au-delà de ces facteurs, la domination structurelle des hommes sur les femmes et les minorités de genre explique l’existence et la continuité de ces relations sexuelles inégalitaires et tarifées. En ce sens, on peut lire la prostitution non pas comme une relation sexuelle entre égaux, mais comme la mise en scène de relations inégalitaires de pouvoir.   

                                                      Crédit : S. Nicole Lane/<i>Second Life</i>.

En lisant un entretien fait par Alexandre Picard, journaliste du Monde, titré Jeroen DeGroot : “Le sexe dans Second Life est un jeu de rôle”, j’apprends qu’il existe des prostitué.e.s dans ce monde virtuel et qu’il est possible de se rendre dans certains espaces afin de réaliser des actes sexuels tarifés entre avatars. Jeroen DeGroot, un avatar, est un des créateurs du site SL-escort où il recense les prostitué.e.s virtuel.le.s dans Second Life. Il leur attribue des notes selon son expérience avec ces dernières et invite les autres joueurs à faire de même. À travers cet article, Jeroen Degroot nous explique comment fonctionne cette interaction virtuelle. A noter, que ces prostitués ne sont pas des PNJ (Personnage Non Joueur) mais de réels joueurs ou joueuses. Dans cet article, on comprend qu’il est possible d’acheter des services sexuels virtuels à travers le Linden Dollar et que des lieux spécifiques pour réaliser ces actions existent, prenant un pourcentage sur les revenus des prostitué.e.s. 

Il existe une variété de positions sexuelles à acheter, et selon Jeroen Degroot, certaines d’entre elles étant “très bien réalisées”. L’apparence est également importante dans Second Life comme dans le monde réel, et il est possible de payer 1500 Linden Dollars pour : “des parties génitales de qualité”. Ce monde virtuel offre une certaine liberté par rapport aux contraintes de la réalité, mais alors pourquoi il existe une continuité de notre monde réel dans ce monde virtuel ? Pourquoi dans un monde virtuel, nous est-il possible de se prostituer ou d’aller voir des prostitué.e.s, puisque les avatars n’ont pas de besoins de survie ou de traumatismes de vie ?  Est-ce que ceci n’est que pure exploration de son identité ou est-ce qu’une dimension économique influe sur cette activité virtuelle ?

Dans Second Life les utilisateurs et utilisatrices ont donc la possibilité de créer et d’incarner des avatars de toute sorte, y compris des prostitué.e.s et des clients. Cette liberté de création et d’agissements permet aux individus d’explorer les facettes de leur personnalité, d’oser faire des choses qu’ils n’auraient peut-être jamais faites dans le monde réel. Un joueur ou une joueuse peut donc devenir prostitué.e.s, car il/elle souhaite explorer cette partie de lui/elle-même à travers un monde virtuel où il est possible de devenir qui l’on veut.  A travers un avatar, il est possible d’explorer ses désirs et fantasmes sans les contraintes de la réalité tout en préservant son anonymat. Les contraintes pouvant être la les lois des différents pays du monde, les dangers liés à ce métier, le contact physique qui n’est donc pas réel, ou encore la peur que des proches le découvrent. Cependant il faut tout de même noter que derrière un avatar une personne s’y trouve, avec des motivations pouvant être influencées par les normes sociales externes. Il serait compliqué de dire que même dans un monde virtuel, l’identité est totalement déconnectée de la réalité des facteurs sociaux. En soi, l’exploration de l’identité dans la prostitution de Second Life est une manifestation de la manière dont les individus utilisent les mondes virtuels pour satisfaire des besoins émotionnels, sexuels et de découverte personnelle. Il y a donc une continuité, car les normes de notre monde actuel se retrouvent dans ce monde virtuel ; mais il y a aussi rupture, car dans le monde virtuel, l’anonymat des personnes participantes peut être préservé. Dans le monde réel, la prostitution implique des stigmates, un rejet social, un secret, qui n’existe pas dans le monde imaginaire des jeux virtuels. 

La gestion des espaces prostitutionnels  

Depuis fort longtemps les êtres humains ont cette envie folle de partir à l’aventure, de découvrir de nouveaux espaces et pour beaucoup d’en créer. Cela peut être par survie : se protéger des prédateurs, des éléments naturels. Il y a aussi une dimension culturelle et d’identité dans la construction d’espaces ou d’infrastructures. Elles reflètent souvent les valeurs d’une société et comme dans le monde réel, il faut souvent avoir un minimum de gains afin de construire. Ceci se retranscrit dans Second Life avec une économie devenue essentielle dans la survie des entreprises et l’évolution de cet univers virtuel. Par exemple, un utilisateur peut souscrire à un abonnement “premium” qui lui permettra d’acheter des terrains, investir et transférer des objets sur le marché. 

L’achat de terrain sur Second Life est lié à celui du monde réel. En fonction de la taille du terrain et de sa situation géographique, le prix varie. L’acquisition de terrain est très souvent payante, il peut être loué ou acheté et en plus de l’achat initial, des frais mensuels seront à verser pour garder l’acquisition du terrain. Après avoir réussi à obtenir un terrain, il est possible de l’aménager. Des outils de construction permettent la création de bâtiments, de décorations. Les joueurs et joueuses peuvent même programmer des scripts pour ajouter au jeu des fonctionnalités interactives. Il est possible de rendre cet espace privé ou public, qui peut y entrer et imposer ses propres lois. Par exemple, en lisant l’article de S.Nicole Lane, Cybersexe et travail du sexe dans Second Life, j’apprends que des codes vestimentaires sont imposés dans certains lieux. On y apprend également qu’un utilisateur ayant comme nom d’avatar MistressLove a ouvert un club dans Second Life et nous explique que la réussite des clubs n’est pas garantie. Comme dans le monde réel, de vrais défis existent : les coûts liés au terrain, à la construction, au marketing, à la publicité, mais également le personnel. Le fait d’organiser des événements ou des soirées coûte des Linden Dollars à l’organisateur. Les avatars sont donc rémunérés pour leurs agissements. Et le fait d’acheter un terrain implique davantage de responsabilité que d’en louer un. 

Il existe de nombreux espaces consacrés à la prostitution dans Second Life : des clubs, des hôtels, des forêts, des plages. Ces lieux sont créés par et pour les avatars. Comme dans le monde réel, il y a des prostituées indépendantes, mais également des prostituées reliées à un club spécifique. Il peut y avoir des clients réguliers ou non, certains avatars iront dans des endroits en particulier afin de satisfaire leurs fantasmes et désirs. Les clients peuvent se déplacer dans ces différents espaces afin de pouvoir réaliser une transaction sexuelle. 

Les villes virtuelles sont façonnées de manière similaire aux villes réelles, avec des zones spécifiquement dédiées à la prostitution, les sex-clubs, les maisons closes, les hôtels, mais également des endroits tels que la forêt et les plages. Ces espaces existent en raison de la capacité des utilisateurs de Second Life à créer et personnaliser leur environnement et leurs avatars. On peut alors se demander s’il existe une dimension juridique comme en France qui concernerait la prostitution. Est-ce que les gérants de ces clubs et hôtels en ligne dédiés à la prostitution sont considérés comme des proxénètes puisque certains en tirent un bénéfice monétaire ? Car il faut rappeler que la monnaie de ce jeu virtuel peut se convertir en monnaie réelle. Donc, par l’intermédiaire de Second Life, qui permet la prostitution d’avatars dans ses espaces en ligne, des personnes peuvent exercer des métiers non légaux dans leurs pays, dans le monde réel, mais autorisés dans le monde virtuel. Comment placer la limite juridique entre réalité et monde virtuelle? 

La prostitution est une activité complexe avec des dimensions sociétales, culturelles, économiques régies par des lois et des normes qui varient selon les pays, et qui est souvent stigmatisée. Cependant, dans le monde virtuel de Second Life, la prostitution prend une nouvelle forme, avec moins de contraintes. Cette exploration de l’identité dans la prostitution virtuelle offre une certaine liberté, permettant à l’utilisateur qui se trouve derrière son avatar de satisfaire des fantasmes et des désirs qui, peut-être, dans le monde réel seraient compliqués voire impossibles à réaliser. 

En étudiant la question de la prostitution dans ses rapports à l’espace dans le monde virtuel d’une plateforme, on remarque que la gestion des espaces revient à ceux qui peuvent les acquérir et reproduire leur capital à leur bénéfice, montrant que chaque utilisateur ne débute pas le jeu à part égal. Second Life est le prolongement des logiques qui régissent le monde. Il est possible de s’émanciper de certaines catégories socio-économiques comme le genre, l’âge ou la classe, mais des continuités existent entre monde réel et monde irréel. La création, la gestion et l’utilisation de ces espaces sont d’un grand intérêt car il pose question sur nos pratiques jusque dans un monde alternatif qui aurait pu renverser les dominations ou inventer de nouveaux rapports entre les êtres.  

Iris Vieux 

Sources :

  1. Jean-François Lucas. “De l’immersion à l’habiter dans les mondes virtuels : le cas des villes dans Second Life.” Sociologie. Université Rennes 2, 2013. Français. NNT: 2013REN20010. tel-00949125v3.
  2. DeGroot, Jeroen “Le sexe dans Second Life est un jeu de rôle, Le Monde, 2/05/2006, https://www.lemonde.fr/technologies/article/2006/05/02/jeroen-degroot-le-sexe-dans-second-life-est-un-jeu-de-role_766746_651865.html
  3.  S.Lane, Nicole “ Cybersex and sex work in Second Life”, Reader, 27/05/2020, https://chicagoreader.com/arts-culture/cybersex-and-sex-work-in-second-life/
  4. Picard, Alexandre ” La prostitution virtuelle s’invite dans le jeu en ligne Second Life”, Le Monde, 1/05/2006, https://www.lemonde.fr/technologies/article/2006/05/01/la-prostitution-virtuelle-s-invite-dans-le-jeu-en-ligne-second-life_767146_651865.html
  5. Linden, Noelle, “Acheter un terrain”, Second Life Community, https://community.secondlife.com/knowledgebase/base-de-connaissances/acheter-un-terrai-r1317/
  6. “FAQ-Débutant nouveau sur Second Life”, Jeux On Line, https://forums.jeuxonline.info/sujet/1361172/debutant-nouveau-sur-second-life
  7. “FAQ des nouveaux propriétaires de terrains”, Second Life Community, https://community.secondlife.com/knowledgebase/base-de-connaissances/faq-des-nouveaux-propri%C3%A9taires-de-terrains-r156/

Cet article a été rédigé dans le cadre de l’exercice collectif de lecture des chapitres 2, 3, 4, 5 et 6 de la thèse de doctorat en sociologie de Jean-François Lucas, intitulée « De l’immersion à l’habiter dans les mondes virtuels : Le cas des villes dans Second Life », soutenue en 2013 à l’Université Rennes 2.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
irisjvieux (1 novembre 2023). La prostitution dans le monde virtuel de Second Life. Comment voit-on la ville ? Consulté le 7 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/v7sm


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