L’invisibilité des travailleurs de la maintenance
Amara, Maxime, Abdoulaye et Seydou : ces prénoms ne vous disent rien ? Amara, 51 ans, est décédé sur le chantier d’un bassin destiné à rendre la Seine baignable pour les Jeux Olympiques. Maxime, 37 ans, a été frappé à la tête alors qu’il effectuait une opération de déplombage sur la ligne 14. Abdoulaye, 41 ans, a perdu la vie en chutant dans un malaxeur à béton. Seydou, 21 ans, est mort sur le chantier du Grand Paris, victime de la chute d’une dalle de béton, asphyxié sur le coup. Tous ont perdu la vie en travaillant à la mise en œuvre du plan de maintenance du Grand Paris et à la préparation des JO 2024. Pour ces travailleurs décédés au service de cet événement, aucun message ne leur a été adressé lors de la cérémonie d’ouverture, qui a rassemblé plus de 22 millions de spectateurs. Si les Jeux Olympiques ont engendré de nombreux débats, notamment sur des aspects superficiels comme la performance de la garde nationale dansant sur « Djadja » d’Aya Nakamura suscitant des critiques et une attention médiatique considérable. Il est frappant de constater le silence médiatique autour du sort tragique de ces travailleurs qui ont œuvré pour que cet événement puisse avoir lieu. La lumière ne devrait-elle pas être sur eux ? Un hommage n’aurait-il pas dû leur être rendu ? Pourquoi ces métiers semblent-ils être rendus invisibles ?
La question de la visibilité des travailleurs de la maintenance s’est posée avec acuité lors des Jeux Olympiques. Cet événement a révélé de nombreux enjeux de société, mais certains ont été plus médiatisés que d’autres. Mon propre rapport à la maintenance oscille entre prise de conscience et indifférence. Par exemple, lorsque les étudiants des logements Crous ont été délogés parce que leurs appartements étaient réquisitionnés, j’ai été indignée. Pourquoi ? Parce qu’en tant qu’étudiante, je me sentais directement concernée par cette situation. En revanche, la question de la maintenance m’a moins interpellée. Les métiers de la maintenance ne semblaient pas me concerner, car je ne les vois pas, et ils ne font pas vraiment partie de « ma réalité quotidienne ». Pourtant, ce constat est faux : ces travailleurs sont omniprésents dans nos vies. On ne les remarque que lorsqu’ils ne sont plus là ou qu’une erreur est découverte. C’est précisément cette tension entre le visible et l’invisible que les auteurs de Le Soin des choses (2022), David Pontille et Jérôme Denis, cherchent à explorer. Dans l’introduction du livre, les auteurs cherchent à mettre en lumière ceux qu’on ne voit jamais. Cette lecture a résonné avec mes propres observations et m’a amenée à questionner le rôle et la perception de la maintenance dans notre société.
La maintenance, un travail dévalorisé et pourtant essentiel
Selon les auteurs la maintenance est souvent perçue comme une activité «sans grande noblesse », qui opère généralement dans l’ombre et est dévalorisée. En rentrant de vacances, je suis souvent frappée par les transformations de mon environnement quotidien. Au-delà du plaisir de retrouver un mur plus blanc, des plantes au rond-point ou un nouvel abribus, je réalise que mon absence de deux mois a suffi pour que ces changements s’opèrent. Cette observation met en évidence le travail continu de la maintenance, qui agit à la fois de manière visible, en améliorant notre cadre de vie, et de manière invisible, en assurant le bon fonctionnement des choses. Si je ne m’étais pas interrogée sur l’auteur du remplacement du sac poubelle, j’aurais tout de même constaté son absence. Comme le souligne Tim Ingold1, nous avons tendance à ignorer “les actions matérielles qui ne cessent de traverser” les objets, les prenant pour acquis jusqu’à ce qu’un dysfonctionnement nous rappelle leur fragilité et leur dépendance à l’égard de la maintenance.
Ce métier, peu estimé, est pourtant indispensable, nécessitant un savoir-faire que l’on ne maîtrise pas toujours, ou impliquant des tâches répétitives et souvent rébarbatives pour lesquelles on est content de trouver quelqu’un dont c’est le métier. Cette relation de dépendance se retrouve dans les rapports humains : entre la personne travaillant dans la maintenance et celle qui bénéficie du service, mais aussi, et surtout, entre le travail de maintenance et l’objet ou l’environnement maintenu.
Les auteurs de Le soin des choses (2022) distinguent “objets” et “choses” pour caractériser notre rapport au monde matériel. Les objets, utilisés de manière transparente, relèvent de l’évidence et ne suscitent pas d’inquiétude. Les choses, en revanche, sont perçues dans leur fragilité et leur impermanence, nécessitant une attention constante pour perdurer. Par exemple, une voiture peut être un objet lorsqu’elle sert uniquement de moyen de transport. Mais elle devient une « chose » lorsqu’on s’attache à son entretien, à sa réparation et à sa personnalisation. La maintenance nous incite à appréhender en chose ce qui est souvent perçu comme un simple objet, révélant ainsi la complexité et la vulnérabilité du monde matériel.
La place de l’Homme dans la maintenance
« La maintenance, l’art de faire durer les choses » : ces mots que j’emprunte à Jérôme Denis et David Pontille décrivent la relation entre l’Homme et l’objet. La lecture de “Le soin des choses” m’a amenée à questionner la place de l’Homme dans la maintenance des choses. La politique de maintenance que les humains appliquent aux objets permet de prolonger leur existence : les objets doivent “être entretenus sous peine de disparaître”2. Ces objets, voués à se dégrader avec le temps et l’usure, perdurent, devenant pour certains des œuvres dites « pérennes » grâce à la maintenance.
Cette relation entre l’Homme et l’objet interroge l’impact qu’elle peut avoir sur les interactions sociales. Dans leur ouvrage, les auteurs citent une réflexion de Baptiste Morizot, qui conclut que « On finit par ne plus chercher à composer avec eux un monde commun », en parlant de la relation entre l’homme et le vivant. Les êtres se retrouvent divisés, créant une barrière qui empêche de se connecter les uns aux autres. Dans quelle mesure devons-nous intervenir pour prolonger leur existence ? Cette volonté de conservation ne risque-t-elle pas de figer les objets dans le temps, de les priver de leur propre temporalité ? Cela pose la question de ce que serait le monde s’il n’y avait plus d’objets à entretenir. Quels seraient nos rapports avec nos semblables ? Pourquoi l’homme est-il si attaché à la préservation ? Pour transmettre un héritage aux générations futures ? Par simple habitude inscrite dans nos mœurs ? Pour éviter un chaos peut-être inévitable si personne ne se préoccupait de conserver nos objets ?
Fragilité des choses et dépendance à la maintenance
Dans leur introduction, les auteurs parlent de la maintenance comme d’une réflexion sur la relation entre l’homme et le sensible, suggérant que cet attachement aux objets dépasse la simple pensée pratique pour devenir un état d’âme sociétal, rendant impératif et inévitable le soin porté « aux choses » et « à nos choses ». L’exemple de l’incendie de Notre-Dame en 2019 illustre tragiquement la fragilité des choses, même les plus monumentales et les mieux entretenues. C’est une partie du patrimoine français qui a disparu dans un nuage de fumée. Pourtant, le site était surveillé, entretenu, et malgré la politique de maintenance mise en place et tous les acteurs mobilisés, la cathédrale a brûlé. Il y a donc un côté imprévisible, ironique et insaisissable dans l’entretien des choses, car on ne peut jamais réellement assurer leur survie. Pourtant, force est de constater que notre société est devenue dépendante de la maintenance. Aujourd’hui, sans ces agents de maintenance, à quoi ressemblerait notre vie ? Cette activité est devenue indispensable, et nous en sommes dépendants.
Ce constat met en lumière les rapports de force qui traversent notre société. Cela questionne le rapport de l’homme à l’objet dans « son art de faire durer les choses ». D’autant plus que ceux qui pratiquent cette activité restent invisibles, créant des rapports de force différents au sein même de notre société. Les travailleurs de la maintenance, souvent rendus invisibles et peu considérés, assurent pourtant des tâches essentielles au bon fonctionnement de notre monde. Leur travail discret et souvent ingrat mérite d’être reconnu et valorisé.
Un livre riche mais accessible à tous?
La lecture de cette introduction a été très enrichissante, mais je me permets d’émettre une critique. Si le livre s’avère riche, il est regrettable que son prix et son style puissent limiter son audience à un public restreint. Le livre, à mon avis, s’adresse à une élite, un public érudit comme les universitaires ou des personnes disposant des ressources financières pour explorer ces questions de société. C’est un ouvrage engagé, et donc forcément empreint de politique, qui ne peut pas toucher tout le monde. Le livre coûte 23 euros à l’achat neuf, un prix que tout le monde ne peut pas se permettre, d’autant plus pour un ouvrage qui traite de la pluralité des problèmes soulevés par la maintenance, un sujet précis qui, malgré son omniprésence dans la vie quotidienne, ne résonne pas chez tous. On voit donc déjà s’esquisser un public bien ciblé.
La maintenance, loin d’être une simple activité technique, se révèle être un acte politique, un engagement pour la durabilité et la préservation de notre monde. Espérons que cela contribue à faire de nos vies futures des existences meilleures, avec moins de désinvolture face à ce qui nous entoure. En nous sensibilisant à la fragilité des choses et en reconnaissant le travail de ceux qui les maintiennent en vie, nous pouvons contribuer à construire un futur plus respectueux de notre environnement et plus juste envers ceux qui œuvrent dans l’ombre.
Klara Lindebrings
1Tim Ingold cité dans Jérôme Denis et David Pontille, Le soin des choses, 2022, introduction, p.24.
2 Jérôme Denis et David Pontille, Le soin des choses, 2022, introduction, p.11
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
lindebringsklara (23 octobre 2024). La maintenance: Entre Ombre et Lumière. Comment voit-on la ville ? Consulté le 7 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12k3f