Si vous n’avez pas encore encore eu la chance de visiter Compiègne, ou si vous souhaitez simplement vous rafraichir la mémoire, je joins à l’article un lien renvoyant vers le journal photo de mes observations. Je vous invite à visionner ce journal avant et après lecture pour une expérience plus immersive. Journal photo disponible par ici.
Avant-propos
J’ai l’intention de rendre compte à travers ce travail, les résultats de mon observation de la ville de Compiègne. La seule consigne qui m’a été strictement soumise est d’aborder la relation entre les paysages urbains et lieux de vie, avec la notion de crise. C’est la raison pour laquelle plutôt que de traiter de la crise sanitaire lié à la Covid-19 ; Sujet qui vous en conviendrez se révèle davantage d’actualité mais qui à l’énorme handicap d’être surexploité. J’ai préféré étudier la ville de Compiègne et ses évolutions dans le temps. Plus précisément j’ai décidé d’étudier l’aménagement de l’ancien Camp d’internement de Royallieu et son intégration dans le paysage urbain Compiègnois. Hormis cette instruction d’aborder la notion de ville en crise, vous vous demandez peut-être les raisons qui m’ont poussé à choisir la sous-préfecture de l’Oise comme sujet d’étude. Comme vous l’aurez peut-être sûrement deviné, je suis un enfant de cette ville. J’y suis né, y ait grandi et y ait construit mon identité pendant plus de 18 ans, jusqu’à devoir quitter le nid pour effectuer mes études supérieures. C’est pourquoi, j’ai ressenti le besoin, et j’ai vu l’opportunité à travers cet exercice d’exploiter le passé culturel et mémoriel de ma ville natale, ainsi que ces transformations urbaines. Il y a des chances pour que vous soyez surpris par la mise en forme de ce compte-rendu. En effet, certaines lectures que j’ai faîte pour l’avancement de ce projet m’ont beaucoup aidé et inspiré. C’est le cas notamment de Street Corner Society, La structure sociale d’un quartier Latino-Américain de William Foote Whyte. J’ai été fasciné par le caractère romanesque que Monsieur Whyte a donné à son étude. La frontière entre le récit et l’écrit scientifique est si fine dans cet ouvrage que, naturellement, nous avons la possibilité d’étudier des données sociologiques ; Cependant nous avons aussi le plaisir de laisser notre imagination dépeindre les caractères présentés, tantôt sous les traits d’un Robert De Niro, tantôt d’un Joe Pesci, lesquels seraient dirigés par la main de maître d’un Martin Scorsese ou d’un Sergio Leone. Le but de Whyte à travers ce livre était d’avoir une portée en dehors du monde universitaire. Sa philosophie a été partie prenante de ce projet et m’a aidé à diriger, structurer et cadrer ma méthodologie mais également mes raisonnements. C’est pourquoi je me permets de vous mettre en garde : ne prenez pas le résultat de ce compte-rendu comme une vérité générale mais plutôt comme une vérité d’expérience obtenue à l’aide de l’analyse des observations que j’aurai faîte.
Introduction
Lieu historiquement très chargé, le camp d’internement de Royallieu était originellement une caserne militaire construite en 1913. Ayant un rôle d’hôpital au début de la seconde guerre mondiale, la caserne fut rapidement transformée en camp où l’armée allemande enferma des prisonniers de guerre dès juin 1940. Le lieu fut ensuite transformé en camp de transit avant la déportation des prisonniers vers l’Allemagne ou la Pologne. À partir de 1941, Royallieu devient un « camp de concentration permanent pour éléments ennemis actifs ». L’armée allemande utilise le site comme une réserve d’otages : résistants, militants syndicaux et politiques, juifs, civils pris dans des rafles, ressortissants étrangers… Au total c’est plus de 50 000 personnes qui transitent par Compiègne avant d’être déportées vers les camps de concentration ou d’extermination nazis. Devenu « quartier Royallieu » après la guerre, le camp a été utilisé comme centre d’instruction pour l’armée de l’air et a hébergé des régiments de commandement et de transmissions.

En 1993, le Premier Ministre Edouard Balladur, annonçait un plan de restructuration des unités militaires. Dans ce cadre, Compiègne perdait deux régiments, dont le 51e Régiment de Transmissions, alors stationné au Camp de Royallieu. Ce plan de restructuration a permis à la ville de gagner 50 hectares de tissu urbain, dont 20 hectares uniquement grâce au camp. C’est donc la question de l’aménagement de ce nouveau tissu urbain qui m’a intéressé ici. Comment intégrer un lieu marqué par l’histoire et avec une forte charge mémorielle dans le paysage urbain ? De nos jours il ne reste que 3 baraquements encore en place ayant été utilisés pour le camp de Royallieu. Ces derniers ont été aménagés et conservés pour transformer le lieu en mémorial. De plus, la très grande majorité des baraquements militaires autour du mémorial ont été détruit pour créer des zones pavillonnaires. J’ai d’ailleurs eu l’occasion grâce à mes observations d’assister à la destruction du dernier baraquement. A partir de ces faits je me suis donc posé la question suivante : comment rendre attractif à la population un paysage urbain quand ce dernier a été marqué par l’horreur ? C’est donc autour de cette problématique que j’ai construit ma méthodologie et axé mes observations. Je me suis donc donné comme mission, pour retourner dans le champ lexical de l’armée, d’étudier les moyens mis en œuvre par la ville pour rattacher ce nouveau tissu urbain à l’agglomération. Mon rôle va être également d’analyser les méthodes utilisées pour rendre cet endroit attractif à la population. Le but pour moi étant de tenter de comprendre l’efficacité de ces stratégies.
Méthodologie
Pour ce qui est de la méthodologie de mon enquête, je n’ai pas de honte à avouer que j’ai rencontré des difficultés avant de trouver une démarche satisfaisante. Premièrement, il faut savoir que j’ai été restreint dans mes possibilités par la crise sanitaire lié à la Covid-19, et les mesures de confinement que le gouvernement Français a pris pour lutter contre cette dernière. J’avais initialement comme idée de réaliser des entretiens avec les personnes que j’allais rencontrer durant mes observations. Des personnes de mon entourage m’ont également recommandé des connaissances qui habitent le quartier afin que je puisse les interviewer. Toutefois, après concertation avec la personne en charge de cadrer mon devoir j’ai réalisé que le peu de temps qui m’était accordé pour mener à bien ce projet ne me permettait pas de réaliser des entretiens qualitatifs, de plus j’allais également manquer de temps pour analyser les données si je réalisais à l’inverse des entretiens quantitatifs. Enfin, cette méthode allait davantage me donner des informations sur la psychologie des habitants du quartier plutôt que sur les stratégies mises en place par la mairie et leur efficacité. J’ai donc finalement opter pour faire de l’observation pure en m’intéressant particulièrement aux quatre critères qui permettent d’interroger les images mentales du paysage urbain. Pensé par Kevin Lynch, urbaniste Américain ces quatre critères sont la lisibilité de la ville, l’identité de la ville, son orientation, et enfin son imagibilité. J’ai ainsi été attentif aux différentes formes physiques de la ville et aux différents éléments de l’espace urbain. Enfin, sur le terrain j’ai également adapter ma méthode d’observation pour étudier les usages des habitants. En effet, le contexte de la crise sanitaire et du confinement fait que je n’ai pas réussi à observer tous les usages que le lieu et ses habitants avaient à m’offrir. En adoptant une démarche à la frontière entre l’anthropologie et l’archéologie j’ai réussi, entre autre, à déceler de nouvelles activités et pratiques réalisées dans le quartier de Royallieu. Je me suis donné comme périmètre d’observation l’entièreté du nouveau quartier construit sur les anciens baraquements, j’ai donc eu pour limites l’Avenue des Martyrs de la liberté, la rue Jean-Jacques Bernard, l’Avenue du camp de Royallieu, et enfin la rue Charles Gand. Ce périmètre m’a permis de voir l’ensemble des aménagements crées pour le mémorial et la zone pavillonnaire juxtaposée. Enfin, j’ai réalisé un journal photo ou j’ai tenté de capturer les voies, les limites, les nœuds, les points de repères, ainsi que les empreintes laissées par les différents usages des habitants. Ces différents éléments de l’espace urbain vont me permettre d’analyser les images mentales que les habitants du quartier de Royallieu se font du paysage urbain.

Analyse des observations
L’analyse des données recueillies n’a pas été aisée au vu du nombre de photos prises lors de mes observations. J’ai ainsi dû effectuer un tri qui s’avérait nécessaire pour ne pas mélanger les doublons, les photos prises dans l’euphorie du moment, celles où j’ai privilégié l’esthétique plutôt que l’intérêt scientifique, et enfin celles qui m’ont réellement servi à répondre à la problématique que je me suis donné. Après cette sélection ardue, je me suis donc retrouvé avec un peu moins d’une centaine de photos, ce qui me paraissait déjà plus envisageable à analyser. Cependant, la première chose qui m’a intéressé lorsque j’ai établi mon périmètre d’observation c’est avant tout le nom des rues. Toutes sont en rapport avec la seconde guerre mondiale, hormis la rue Charles Gand. Cette dénomination étudiée des rues dans le quartier de Royallieu crée une atmosphère et une cohérence pour la navigation dans le quartier. Bien que cette époque rappelle des moments douloureux, les noms de rue ont été sélectionnés pour mettre en avant les héros et héroïnes de cette période et la solidarité nationale. On peut trouver par exemple la Rue Geneviève Anthonioz de Gaulle, résistante française et militante des droits de l’homme, ou encore la rue Jean-Jacques Bernard, célèbre romancier français ayant été déporté au camp de Compiègne. Le nom des rues permet de transformer ce lieu de notre histoire où des horreurs se sont passées, en un lieu qui permet d’être fier du courage patriotique des individus Français.
La seconde chose qui m’a intéressé sur place c’est l’intégration de Royallieu dans la ville déjà existante. On remarque immédiatement que les voies frontalières du quartier sont toutes munies de pistes cyclables ainsi que d’arrêts de bus. Cette volonté de la Mairie de rendre accessible par tous les moyens qui soient cette nouvelle zone urbaine permet aux habitants du quartier de pouvoir se déplacer jusqu’au centre-ville de Compiègne facilement, et ainsi se sentir intégrés dans la dynamique de la ville. De plus, Compiègne s’étant élargi depuis le début du projet, Le quartier de Royallieu fait maintenant office de lien et de voie de passage, en plus d’un lieu de vie, entre le centre-ville historique et la périphérie de la ville.
Une autre observation intéressante est que chaque rue possède des pavillons avec une architecture propre. Que ce soit par un design totalement différent, ou par des couleurs contrastantes il est assez facile de se repérer dans Royallieu car la monotonie qu’on peut habituellement retrouver dans les zones pavillonnaires se rompt facilement ici. Cette sensation d’uniformité retrouvée dans ces zones urbaines peut rappeler parfois la rigueur, l’ordre et la discipline militaire tant tout se ressemble. Or, dans le cas du quartier de Royallieu, et c’est peut-être une volonté de la ville ; comme chaque rue est différente on ne ressent pas cette impression, il y a donc une rupture avec l’histoire du lieu. Cela permet également d’avoir plus de points de repère car l’architecture des bâtiments peut nous aider à naviguer dans ce nouveau paysage urbain. Enfin, avoir un choix d’architecture permet en plus d’embellir le quartier, d’attirer une demande plus large et de rendre attractif l’endroit à la population.
Les usages que j’ai observés majoritairement dans ce lieu sont des activités sportives. Je pense que ceci est grandement lié aux mesures restrictives du confinement qui ne nous autorisait à sortir que dans des cadres bien précis à savoir pour le travail, l’achat de biens, et l’activité sportive. Toutefois, en plus des nombreuses pistes cyclables on retrouve également des grands espaces verts où il est facile est agréable de se promener, faire un jogging, jouer avec ses enfants… Le quartier a ainsi été conçu pour favoriser les activités extérieures. Il est également situé et relié à un parc municipal (Le parc de Bayser) ce qui accentue encore plus cette qualité du quartier de Royallieu. Enfin, les grands espaces verts sont situés à l’opposé du mémorial, au sud de Royallieu. On n’aperçoit d’ailleurs pas le mémorial depuis ces espaces. Cependant, il existe de nombreux nœuds (petits passages et chemins) entre les rues du quartier ce qui permet d’accéder facilement à ces espaces, sans forcément rejoindre les rues et avenues principales et cela même si on habite aux abords du mémorial. Il existe pourtant des inégalités d’intérêts entre ces espaces extérieurs. L’allée centrale au sud du quartier reste énormément fréquentée, tandis que certains parcs comme celui situé devant la salle de quartier semble abandonné et la végétation commence à reprendre ses droits. La salle de quartier malgré son mérite d’exister semble d’ailleurs servir davantage de point de repère que de lieu de fête ou de réunion. Encore une fois, il est important de rappeler que ces observations sont faîtes en période de crise sanitaire ce qui peut altérer mon analyse.

Finalement, après avoir observé pendant un temps les usages des passants je me suis intéressé aux empreintes du temps que je pouvais retrouver sur les lieux. Premièrement, j’ai noté une différence de dégradation dans le mobilier urbain. En effet, devant le mémorial se trouve de petits blocs de bétons qui permettent d’éclairer le lieu, la nuit pour la piste cyclable. Or il se trouve que les blocs situés juste devant la porte du mémorial se trouvent très peu altérés par le passage du temps et sont presque comme neuf tandis que ceux situés à l’extrémité sont davantage abîmés et comportent de nombreuses « griffures » rouillées. Durant ma seconde observation j’ai pu voir un groupe de skateurs emprunter la piste cyclable et s’amuser autours de ces blocks. J’ai ainsi pu formuler l’hypothèse que ces « griffures » rouillées étaient les empreintes de ces skateurs qui glissent avec leurs planches sur le mobilier urbain. Le groupe de skateurs que j’ai observé s’était installé à l’extrémité de la piste cyclable ce qui corroborait avec les empreintes que j’ai retrouvées. Peut-être que par respect pour le monument, le groupe d’adolescents ne voulait pas faire de skate juste devant l’entrée mais souhaitant quand même profiter du mobilier pour leur sport, ils le font à l’extrémité du lieu. J’ai également retrouvé des traces d’un véhicule au sol mais que je n’ai pas réussi à identifier, toujours à l’extrémité de la piste cyclable. J’ai pensé éventuellement à des hoverboards ou à des sortes de gyropodes mais sans réelle certitude. De plus les empreintes laissées par ce véhicule témoignent d’un usage qui révèlent du loisir ou de l’entraînement, car j’ai repéré beaucoup d’allers-retours et de zigzags. Ce qui est sûr, c’est que l’individu contrôlant ce véhicule ne s’en est pas servi pour uniquement se rendre d’un point A à un point B. Il a profité du lieu pour s’amuser ou s’entraîner avec son véhicule. Enfin, toujours à l’extrémité de la piste cyclable j’ai trouvé des traces de gomme de pneus de scooters ou de motos. Contraire à l’utilisation normale d’une piste cyclable, ces empreintes ont selon moi été réalisées la nuit. En effet, le lieu est bien éclairé le soir que ce soit par les néons situés à l’intérieur des blocs de bétons, mais aussi par des lampes situées sur les monuments de la déportation, aux extrémités du mémorial encore une fois. Toutes ces empreintes montrent l’attractivité du lieu, que ce soit le jour ou la nuit. Toutefois ces activités restent majoritairement sportives, ou récréatives bien que pouvant être parfois illégales ou répréhensibles.
Conclusion
En guise de conclusion, je pense pouvoir être en mesure de dire que la Mairie de Compiègne s’est investie pour rendre l’ancien camp d’internement de Royallieu accessible et attractif à sa population. Bien que ce projet ne soit toujours pas fini comme en témoigne la démolition du dernier baraquement où le tunnel d’évasion trouvé pendant le chantier de création du mémorial, des efforts ont été faits pour intégrer ce lieu à la ville. De nombreux éléments du paysage urbain comme le nom des rues, les espaces créés, les points de repères permettent aux habitants de se forger une image mentale du lieu qui rompt avec son histoire. Toutefois, cette rupture n’est pas synonyme d’un oubli de notre passé commun. Au contraire, ces aménagements permettent de réunir la population autour d’allégories de la solidarité et du courage national. Les habitants peuvent ainsi jouir de cet héritage sans pour autant être obnubilés par ce dernier car les installations mises en place permettent aussi de penser la vie présente et future.