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Nettoyer et réparer la ville, sans effacer l’historique

Castellanos M. (2024, Décembre 2). Rue à côté d’ Oberkampf

 

Melany Castellanos/ 4 Décembre 2024

 

Les défis du nettoyage urbain

Quand on parle de nettoyage dans une ville, la première chose qui vient à l’esprit est des activités comme le balayage des rues, la collecte des déchets et le lavage des espaces publics. Cependant, cet effort va bien au-delà, en particulier lorsqu’il s’agit de préserver les murs et les façades, qui sont la vitrine d’une ville et le reflet de sa culture et de son histoire.

Les murs porteurs d’histoire et d’esthétique

Les murs d’une ville ne sont pas seulement des éléments structurels; ce sont des espaces qui racontent des histoires. Dans des villes comme Paris, les traces de publicités anciennes et les interventions artistiques modernes transforment les murs en témoins vivants du passage du temps. Par exemple, les vestiges de publicités pour le savon Cadum ou la peinture Ripolin restent visibles dans certaines zones, évoquant une connexion nostalgique avec le passé. Ces images, associées aux interventions urbaines contemporaines, génèrent un dialogue entre l’ancien et le nouveau, tout en soulevant des défis pour leur entretien et nettoyage.

Restaurer le passé, transformer le présent

Sous le Second Empire de Napoléon III, lors des grandes œuvres de modernisation de Paris sous la direction du préfet Haussmann, les murs ont aussi occupé une place importante, devenant des points d’expression, allant de la propagande politique à l’art urbain. 

Des années plus tard, des expositions comme La Franc maçonnerie dévoilée en 1940, Le Juif et la France en 1941 ou Le Bolchevisme contre l’Europe en 1942 sont des exemples marquants de l’utilisation de panneaux et de publicités dans les rues comme puissants outils de propagande sous le régime de Vichy, utilisés pour diffuser des messages de haine et de peur envers certains groupes sociaux et manipuler la mémoire collective à des fins politiques. (Voir affiches 1 et 2 ci-dessous)

              Image 1. Péron, R. (1941). Affiche. Musée Carnavalet, Histoire de Paris. Numéro d’inventaire : AFF2807.  Image 2 Jacquot, M. ( 1941 et 1942). Affiche. Musée Carnavalet, Histoire de Paris. Numéro d’inventaire : AFF4786.

Un dialogue urbain inattendu entre art, publicité et nettoyage

Bien que essentielle à l’économie urbaine, la publicité peut aussi se transformer en une forme de pollution visuelle, affectant ses habitants, parfois même sur un plan émotionnel. C’est ici que l’art peut intervenir comme une manière de réguler et, en même temps, de nettoyer la ville.

Dans la capitale française, l’impact des publicités incontrôlées a été régulé par des lois strictes, comme l’interdiction en 2007 des panneaux lumineux sur les élégants bâtiments haussmanniens et la loi Grenelle II de 2010, qui limite la publicité extérieure pour préserver l’architecture historique. 

Bien que ces régulations ne soient pas toujours parfaitement contrôlées, elles ont permis de conserver cette vue de Paris sans trop de publicité, car beaucoup se trouvent même désormais sous terre, dans certaines stations de métro.

       Castellanos M. (2024, Novembre 13). Métro parisien, Notre Dame des Champs

Des exemples d’invasion publicitaire dans les grandes capitales sont l’intersection des avenues de Times Square à New York, Shibuya à Tokyo et Mong Kok à Hong Kong, qui sont des épicentres de publicité massive, où des écrans LED géants et des panneaux lumineux envahissent les rues, devenant une surcharge visuelle.

Grenoble a été la première ville européenne à interdire les panneaux publicitaires en 2015, conformément au Règlement Local de Publicité Intercommunal (RLPI), interdisant les panneaux sur des terrains privés. 

Toutefois, supprimer la publicité ne résout pas nécessairement la question du nettoyage d’une ville, car de nombreuses personnes ont dénoncé sur les réseaux sociaux que la ville devait d’abord être débarrassée de la criminalité, avant de se concentrer sur la publicité, moins importante, surtout puisque la publicité retirée laissait des espaces vides qui ont été occupés par des graffitis sur les murs, symbolisant pour certains l’insécurité.

Dans une ville où chaque coin respire l’histoire et l’art, la publicité n’est pas complètement “ordures”, car dans des zones comme l’Opéra Garnier ou les Champs-Élysées, les annonces des marques de luxe renforcent l’image de Paris en tant que épicentre de sophistication et d’exclusivité. Cela nous dit que les panneaux ne sont pas de simples annonces; ce sont une extension de la narration culturelle et économique qui définit la capitale française.

L’art de l’intervention urbaine pour la durabilité et le nettoyage


                      Thom, T. (2018, 25 avril). Now billboard hijack-Rue de Mercadet, Paris.                                             Instagram: https://www.instagram.com/p/xyz123abc 

Dans ce contexte urbain où la publicité et la consommation prédominent, j’ai rencontré Thomas Schmitt, un artiste, qui a pris pour tâche de maintenir la ville, mais d’une manière plus artistique.

Thom Thom a développé une pratique artistique alliant créativité, durabilité et réflexion sur l’espace public. Sa technique des “découpages” réinterprète les panneaux publicitaires existants, leur donnant un nouveau sens et montrant une manière alternative d’aborder l’entretien urbain.

Entre Couches et Cicatrices, nettoyer sans effacer le passé

               Thom, T. (2024, 13 mai). Lundi 13 mai 2024 18h24, Paris.  

Thom Thom se distingue par son travail direct avec les panneaux publicitaires. Au lieu de les détruire, il les découpe, les superpose et reconfigure pour créer des compositions abstraites. Ce processus permet de révéler les couches sous-jacentes des affiches, mettant en valeur leur richesse visuelle.

“Quand j’interviens sur une affiche, je ne la détruis pas; je la réactive, je la réinterprète”, explique Thom Thom. Sa technique transforme les affiches en pièces qui redéfinissent l’environnement urbain, offrant une perspective différente sur la saturation visuelle causée par la publicité. 

L’approche de Thom Thom a une forte composante durable. Au lieu de créer de nouveaux matériaux, il réutilise des éléments existants, comme des panneaux publicitaires usagés. Ce processus est un exemple d’économie circulaire, où les déchets visuels sont transformés en pièces artistiques, réduisant ainsi la production de déchets.

“C’est aussi cette idée de pouvoir créer quelque chose à partir de la destruction et c’est aussi la critique que j’ai faite du capitalisme, c’est une critique esthétique parce que je rends les affiches peut-être pas plus belles, mais parfois plus intéressantes et en revanche, je leur donne une troisième dimension et je leur donne une profondeur”, explique l’interviewé.

De déchets à art, pour un nettoyage créatif de la ville

De plus, sa pratique aborde un problème courant dans de nombreuses villes : l’accumulation de panneaux obsolètes. À cet égard, ses interventions peuvent être vues comme une forme de maintenance urbaine, aidant à équilibrer visuellement l’espace public. Dans des villes comme Paris, où la préservation du paysage architectural est une priorité, cette perspective prend une grande importance.

Cette technique, Thom Thom l’a également appliquée dans d’autres villes qu’il visite en plus de Paris, comme Valencia en Espagne et Londres, où il met également en lumière la grande quantité de publicité générée dans le monde.

Le travail de Thom Thom est étroitement lié aux changements dans l’environnement urbain. Il observe comment les affiches s’accumulent dans certains endroits, notamment dans les zones commerciales ou les espaces abandonnés, et sélectionne les moments et lieux où son intervention peut avoir le plus grand impact.

“Il y a des magasins qui ferment et comme la vitrine va être abandonnée dans quelques semaines, il y a des endroits où les affiches vont pouvoir s’accumuler, je les découpe et puis je les laisse sur place et à ce moment-là elles sont détruites ou recouvertes ou alors ça devient dès œuvres que j’ai collées sur une toile”, ajoute Thomas.

Messages invisibles, sur la machine génératrice de déchets : le consumérisme

En intervenant sur les panneaux publicitaires, il capture une partie du contexte social et culturel dans lequel ils ont été créés, contribuant à une réflexion sur la relation entre les villes, leur identité et la consommation. Ce que Thomas tente de démasquer, c’est aussi ce que la publicité cachée, en découpant couche après couche, et au final, dans ses pièces, nous pouvons observer un aspect parfois humoristique qui peut rester à l’interprétation du récepteur.

Dans cet acte transformateur ou de maintenance de la ville, on pourrait dire qu’il peut aussi y avoir des problèmes, car la maintenance “créative” ou “d’initiative citoyenne”, pour ainsi dire, n’est pas totalement permise dans une ville, puisqu’il s’agit d’une activité qu’il décrit comme pas tout à fait légale mais pas illégale non plus.

“C’est pas légal ce que je fais, mais c’est pas illégal, quand les affiches ne sont pas légales elles non plus, c’est pas du tout illégal puisque j’enlève des affiches qui ont pas le droit d’être là, mais quand je le fais dans le métro là bas d’ailleurs, je me suis fait arrêter en mars dernier et j’ai payé une amende”, révèle Thom, Thom dans l’interview.


Thom, T. (2023, 6 juillet,). #échantillonnisme   /  Thom, T. (2024, 29 novembre). Bonnet d’Âme

L’acte révolutionnaire de réparer et de transformer plutôt que d’éliminer

L’entretien urbain ne consiste pas seulement à effacer ce qui est “hors de place”. Depuis 2015, Paris a misé sur la réutilisation et le recyclage comme partie intégrante de sa stratégie de nettoyage. Réparer et recycler les matériaux au lieu de les jeter aide à réduire la charge pour ceux qui accomplissent ces tâches au quotidien, tout en minimisant l’impact environnemental.

Une ville propre n’est pas seulement celle qui a une apparence soignée, mais aussi celle qui fonctionne de manière durable et favorise la participation citoyenne dans la préservation de son patrimoine.



Thom, T. (2022 Novembre, 24). Cutting in the UK     / Thom, T. (2022, Decembre, 3). Un parfum de liberté

Thom Thom montre que l’intervention urbaine peut être un outil pour revitaliser l’environnement, en combinant créativité, durabilité et entretien visuel. Son travail suggère que le nettoyage de la ville ne signifie pas nécessairement effacer, mais réinterpréter et transformer les éléments existants.

Un autre point important dans l’entretien des grandes villes est l’utilisation de produits chimiques pour nettoyer les murs, car aujourd’hui, une partie du nettoyage et de la contribution à la préservation de la ville consiste à rechercher des alternatives plus durables, telles que la biotechnologie pour éliminer les graffitis ou la pollution sans endommager l’environnement. De cette façon, on donne plus de temps de vie à la publicité sans utiliser de produits chimiques nuisibles à l’environnement.

L’adoption de ces technologies biologiques peut nécessiter des investissements initiaux importants, mais les avantages à long terme, tels que la réduction des coûts de maintenance et l’impact environnemental, compensent généralement cet investissement.

L’avenir du nettoyage urbain : du savon à l’automatisation ?

Si nous nous dirigeons de plus en plus vers l’automatisation de ces tâches que, pour l’instant, tout le monde n’est pas capable d’effectuer, lors d’une conversation avec une amie d’origine taïwanaise, elle disait que dans son pays, il était habituel de remercier les personnes qui nettoyaient la ville. Mais dans une époque d’automatisation, serons-nous capables de remercier les robots ? Et la publicité sur les murs pourrait bien évoluer et laisser le papier comme un souvenir.

Peut-être que si nous parlons de l’avenir des panneaux publicitaires traditionnels, nous pouvons formuler différentes hypothèses, comme le fait qu’ils seront remplacés par des écrans interactifs qui personnalisent le contenu en fonction des données démographiques du public à proximité. Ou peut-être que chaque personne verra dans l’espace publique, la publicité personnalisée, selon l’algorithme de recommandation. Les écrans numériques, hologrammes et annonces interactives pourraient occuper les espaces qui ont traditionnellement servi de toiles pour l’art urbain, comme les fresques murales ou les graffitis.

Le nettoyage du futur et les tendances émergentes

Les villes intelligentes mettent souvent en place des technologies de surveillance, ce qui pourrait rendre difficile le développement spontané de l’art urbain, car des activités telles que le graffiti ou ce que fait Thom Thom pourraient être rapidement détectées et supprimées.

Cependant, cela pourrait aussi permettre d’avoir des murs avec de la réalité augmentée et des projections numériques, peut-être plus durables et combinées avec l’art ; dans le cas de l’artiste Thom Thom, il préfère rester davantage à l’écart du numérique et continuer à entretenir son style sur les affiches, bien que son travail puisse finalement être éphémère, car lorsque les affiches publicitaires sont complètement enlevées, son travail reste enregistré dans ses photographies et réseaux numériques. Ce qui implique un mouvement constant de sa part pour continuer à renouveler de nouvelles affiches.

Ainsi, l’entretien urbain se révèle non seulement comme un besoin pratique, mais aussi comme un espace où convergent l’histoire, la créativité et la durabilité dans le paysage urbain, et que la technologie en constante évolution peut nous amener à réfléchir à d’autres aspects du nettoyage d’une ville, au-delà de ce que nous voyons et de ce qui est physique.

Comme Thomas, nous pouvons trouver d’autres personnes qui essaient de donner une meilleure image à la ville, qui ne sont peut-être pas aussi visibles parce qu’elles ne portent pas un uniforme fourni par le gouvernement pour mettre en valeur leur travail, mais même lorsqu’elles sont visibles, la quotidienneté fait qu’on n’accentue parfois pas suffisamment l’entretien, le nettoyage et l’ordre de la ville, alors que cela constitue une base pour le succès et le développement d’une ville.

 

 

 

Références: 

Moreno Cantano, A. C. (2016). Propagande de la haine et de la peur : Une exposition anticommuniste dans la France de Vichy : Le bolchevisme contre l’Europe (1942). Diacronie. Studi di Storia Contemporanea, 25(1), Article 1. (pages 14-23)

République Française. (2010). Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement. https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000022409936/

Thom Thom, & Chrixcel. (2024). Guide du street art Paris. Éditions Gallimard, Collections Alternatives.



                                                                                    

Ludovic : Au cœur de son exposition

La propreté, qu’elle soit personnelle ou collective, joue un rôle majeur dans la préservation de l’environnement. En l’absence de mesures d’hygiène, la propagation de maladies, d’infections et de microbes devient inévitable. La propreté collective, en particulier, influence nos comportements quotidiens, notre manière de travailler et nos différentes interactions avec les espaces publics.

Au fil des générations, les techniques et les moyens pour assurer la propreté dans les villes ont évolué, permettant ainsi de nettoyer de manière plus efficace et plus rapidement (poubelles publiques, tri des déchets, réseaux de canalisation). Les interrogations que nous pouvons avoir sont liées aux causes de ce manque de propreté. Pourquoi salit-on la ville ? Est-ce un manque d’éducation ? Est-ce un manque de civisme ? Ou peut-être que nous ne prêtons pas attention aux actions que nous faisons ?

Pour remédier à cette insalubrité, des moyens sont mis en place par les villes. Parmi ces moyens, il y a les agents de nettoyage.

Au sein de la ville de Paris, plusieurs équipes d’agents de nettoyage sont déployées afin de combattre cette insalubrité. C’est dans le premier arrondissement de la capitale française qu’un agent de nettoyage a décidé de lutter, de manière publique en partageant sur ses réseaux sociaux, contre la pollution de notre environnement dépassant les frontières de son travail.

Ludovic Franceschet, éboueur devenu figure publique grâce à ses actions diffusées sur les réseaux sociaux, est un cas rare où le métier d’éboueur s’étend à la notoriété sur les réseaux sociaux pour devenir un moyen de sensibilisation de la population.

Afin de comprendre comment sa visibilité modifie son quotidien dans son métier et dans sa sphère privée, j’ai décidé de m’entretenir avec lui lors d’un appel en visioconférence en revenant notamment sur des anecdotes vécues lors de notre tournage pour mon documentaire : Ludovic : Au Coeur De La Ville.

Après avoir introduit Ludovic, je reviendrai sur mes journées d’observations que j’ai faites avec lui dans le cadre du tournage du documentaire. Je parlerai ensuite de son ressenti vis-à-vis de sa notoriété.

Qui est-il 

Ludovic Franceschet est un éboueur âgé d’une cinquantaine d’années (49 ans) engagé au sein de la ville de Paris. Il est affecté au quartier de Châtelet, dans le 1ᵉʳ arrondissement de Paris. Il s’investit pleinement dans son métier en contribuant activement à la propreté de la capitale (en activité depuis 2016). Avant d’être éboueur, Ludovic a travaillé dans plusieurs domaines, notamment en étant aide-soignant pour les personnes atteintes d’autisme.

Source : Vrignon Fenris - Septembre 2023 -Ludovic avec son « roule sac » 
Source : Vrignon Fenris – Septembre 2023 – Ludovic avec son « roule sac »

En 2020, Ludovic Franceschet, poussé par les conseils d’une personne de son entourage, décide de se lancer sur le réseau social TikTok pour partager son quotidien d’éboueur parisien. Très rapidement, ses vidéos attirent l’attention des utilisateurs de la plateforme et rencontrent un large succès, comme en témoignent l’augmentation constante du nombre de ses abonnés et les vues croissantes de ses publications. Il utilise cette visibilité pour sensibiliser les utilisateurs des réseaux sociaux aux gestes simples et essentiels à avoir pour limiter au maximum la pollution de l’environnement et ainsi le préserver.

Mais son engagement ne s’arrête pas là. Ludovic crée une association nommée « Ludovic Objectif Planète Propre ». Cette structure vise à organiser et à soutenir des actions concrètes pour encourager des comportements écoresponsables et réduire les déchets qui polluent nos villes et notre environnement. Grâce à des partenariats avec des institutions telles que la Région Île-de-France, la ville de Paris ou encore des plateformes comme l’application Zeloop 1, l’association parvient à réunir des ressources logistiques, financières et humaines pour mener à bien ses projets. Ces partenariats sont créés pour réaliser plusieurs projets allant de campagnes de sensibilisation au nettoyage des espaces publics, avec l’ambition de contribuer à un environnement plus propre et plus sain.

Durant l’été 2023, Ludovic Franceschet se lance dans un projet qui lui tient particulièrement à cœur : parcourir à pied les 750 kilomètres séparant la capitale de la ville de Marseille, accompagné de trois amis et de son roule-sac. Tout au long de ce périple, il ramasse les déchets qu’il rencontre sur son chemin, illustrant concrètement son combat contre la pollution 2. Ce défi, au-delà de sa dimension physique, prend une ampleur médiatique énorme (plusieurs articles sortent dans les journaux, il est interviewé par plusieurs radios et télévisions). Grâce à la diffusion en direct sur TikTok et Instagram, les utilisateurs peuvent suivre en temps réel son avancée et ses actions, ce qui rend le projet encore plus engageant. En parallèle, Ludovic partage également des résumés sous forme de courtes vidéos, publiées sur ces mêmes réseaux. Ce projet ne lui permet pas seulement de sensibiliser à l’importance de préserver l’environnement, mais il cherche aussi à inspirer et motiver ses abonnés à prendre part, eux aussi, à cette démarche écologique dans leur quotidien en les invitant même à les rejoindre durant leur marche.

Ludovic a récemment participé à un événement qui lui a permis une exposition et une médiatisation à une échelle mondiale. Ce n’est pas quelque chose de commun qu’une personne vivant d’un « métier banal », dira-t-il, soit invité à porter la flamme Olympique à Paris le jour de la fête nationale (le 14 juillet) accompagné de la Maire de Paris, de Tony Estanguet et de Yannick Noah, il est invité à monter sur scène pour être félicité pour son travail en tant qu’agent d’entretien et de communicant sur les enjeux écologiques.

Un éboueur à plusieurs casquettes 

J’ai rencontré Ludovic en septembre 2023, lors de la préparation du documentaire. J’ai réalisé plusieurs entretiens avec lui, notamment en suivant son quotidien pendant quelques journées pour comprendre comment il fonctionne quotidiennement entre son métier principal, qui est d’être éboueur au sein de la ville de Paris, et son rôle de communication sur les réseaux sociaux. Lors de ces observations, j’avais pour but de voir comment il travaillait et de comprendre son quotidien. J’ai alors pris des notes sur mon téléphone, pris des photographies d’observation, enregistré des sons. Mon but était de comprendre la vie de Ludovic. Nous nous sommes retrouvés en février 2024 pour tourner les images du documentaire. Je l’ai suivi dans son quotidien durant trois journées.

Le premier jour, il m’accueille dans ce qu’il nomme dans le documentaire « l’antre des éboueurs » 3. L’antre des éboueurs est l’endroit où tous les éboueurs de châtelet se retrouvent pour déjeuner, se laver, avoir des réunions, etc. C’est tout simplement leur local. J’ai passé une heure et demie avec toute l’équipe. Nous avons passé un véritable moment de vie ensemble en échangeant sur nos vies, nos passions, nos ambitions, nos voyages. Ce moment, qui est presque intime, n’a pas été filmé : l’une des conditions pour que nous puissions accompagner Ludovic tout au long de ces journées, était qu’on respecte l’anonymat de chacune des personnes présentes. Cela m’a amené à me questionner :  pourquoi ne veulent-ils pas apparaître devant la caméra ?

En novembre 2024, lorsque j’appelle Ludovic au sujet de ce projet d’article, je lui pose cette même question. Selon lui, ses collègues n’ont pas le même ressenti vis-à-vis du métier. Il choisit de partager son quotidien, de mettre en avant ce qu’il fait, d’une part, pour le besoin de se sentir utile et d’autre part, pour faire changer les comportements. Contrairement à lui, ses collègues semblent exercer ce métier pour subvenir à leurs besoins. Cela reste toutefois une hypothèse, car il me confie qu’aborder ce sujet entre eux est assez délicat, probablement en raison de la pression médiatique constante que subit Ludovic et des avis controversés sur le sujet. Il estime être sollicité en moyenne plus d’une fois toutes les deux semaines, que ce soit pour des articles comme celui-ci, des interviews, des tournages ou d’autres projets.

Lors des deux autres journées de tournage, nous avons suivi Ludovic en train de travailler. L’une des choses qui m’a le plus surpris, c’est qu’il se déplace de manière très rapide à peine le temps de faire un plan de la rue bondée, qu’il est déjà parti dans une autre rue. Il a une rapidité d’exécution remarquable. J’ai également pu voir la manière dont il inclut les réseaux sociaux dans son quotidien. Il me confiera lors de notre appel : « Je pense qu’il n’y a pas beaucoup d’éboueurs en France qui ont dans leurs poches deux téléphones.» Pourquoi a-t-il deux téléphones ? « Le premier est mon numéro personnel, j’ai mes amis dessus, ma famille. Le deuxième, c’est pour le professionnel avec les tournages, les interviews, ce genre de choses… »

Je me suis donc rappelé une anecdote de tournage où Ludovic inclus les réseaux sociaux dans son travail d’éboueur : nous marchons sur le trottoir d’une grande rue, il voit une bouteille vide au sol, il sort son téléphone, le donne à Paul (co réalisateur du documentaire Ludovic : Au Cœur De La Ville), puis réalise un geste technique digne des plus grands en ramassant la bouteille, à l’aide de sa longue pince, puis en la jetant en l’air pour qu’elle arrive dans sa poubelle située sur son roule-sac. Sur le moment du tournage je n’avais pas assimilé qu’il avait deux téléphones, j’en ai pris conscience qu’à la fin de notre appel, pourtant à plusieurs reprises, lors du tournage, je l’ai aidé avec son téléphone, que ce soit pour libérer de la place, car il n’en avait plus pour filmer des excréments humains sur le trottoir, ou bien tout simplement pour faire une photo souvenir.

Source : Fenris Vrignon – Février 2024 – Ludovic et son « téléphone pro »

L’un des plus gros enjeux qu’on a eus avec Paul lors de notre tournage pour le documentaire était d’arriver à percer la carapace que Ludovic s’est créée. En effet, nous nous étions rendu compte lors d’entretiens en amont que comme Ludovic est une personne très médiatisée, il répond aux questions posées de la même manière d’un média à un autre. Le défi était donc de réussir à transpercer cette carapace de réponses automatiques, qui lui permet aussi de protéger sa vie privée. Ce défi a globalement été réussi, il nous a dévoilé des choses sur sa vie qu’aucun média auparavant n’avait réussi à avoir : son voyage aux États-Unis, son lourd passé de personne sans domicile fixe (nous avons finalement préféré ne pas mettre cette partie dans le documentaire pour respecter sa vie privée). Je pense qu’il lui a été plus facile de se livrer sur ces choses-là à des étudiants et non à un réel média.

Lors de mon appel avec Ludovic, en novembre 2024, il revient sur son projet de Paris-Marseille. Il m’explique que la logistique était très complexe et que c’est en grande partie lui qui a dû la réaliser. Il explique également qu’ils ont acheté un camping-car pour se loger lors de ce périple. Il explique le fait que cela ne fait pas partie de son domaine de compétence et qu’il voulait tellement faire le Paris-Marseille qu’il n’a pas pris le temps de bien gérer ces côtés-là. C’est son plus grand regret lors de ce périple. Ludovic, en créant des actions et des initiatives, est obligé de développer de nouvelles compétences pour lui permettre d’aboutir à ses projets.

Quand on regarde en arrière, Ludovic a toujours été une personne avec plusieurs casquettes : son début de carrière est rythmé par différents jobs comme notamment celui d’aide-soignant. Également, en 2022, Ludovic sort un livre : Plus tard, tu seras éboueur 4 qui retrace sa vie et qui raconte son quotidien d’éboueur.

Ses ressentis vis-à-vis de sa notoriété 

Je lui pose également des questions sur ce qui a changé avec la venue des réseaux sociaux dans sa vie. Est-ce qu’il a pu voir des comportements s’améliorer ? Est-ce qu’il a remarqué un changement dans les rues ? Un changement social ? Il m’explique alors que depuis qu’il a commencé à faire des vidéos sur internet, il ressent qu’il y a un changement quotidien des personnes qui le suivent, notamment sur leur manière d’agir vis-à-vis de la pollution. Je lui parle alors que je me rappelle d’une séquence du documentaire où deux jeunes filles d’environ 16 / 17 ans interpellent Ludovic dans la rue en criant son prénom, après un échange entre eux, elles confient à Ludovic qu’avant de tomber sur ses vidéos, elles ne triaient pas leurs déchets, mais que depuis quelque temps elles ont pris cette habitude. Ludovic m’explique que ce changement est quelque chose de très positif, mais que ça ne suffit malheureusement pas. Il exprime le fait qu’il dépend énormément de l’algorithme des réseaux sociaux pour la diffusion de ses vidéos. Ses vidéos sont proposées à un échantillon de personnes qui est très faible et qui sont sujettes à être sensibles à ce genre de vidéo. Selon lui, ses vidéos ne touchent pas suffisamment les bonnes cibles. Par exemple, les personnes qui « chie par terre » 5 ou encore qui « urine au coin de la rue » ne sont pas les cibles de ses vidéos, proposées par les algorithmes, et c’est quelque chose de problématique. Il pense cependant qu’une action collective créée par ses vidéos pourrait pousser ces personnes à ne plus faire ce genre d’actes.

Ludovic évoque un second point qui l’affecte particulièrement. Depuis qu’il s’expose sur les réseaux sociaux, Ludovic reçoit beaucoup de messages de haine, que ce soit sur les messageries des réseaux sociaux ou bien lorsqu’il travaille. Pendant les journées de tournages (trois jours) nous avons plusieurs fois eu affaire à des personnes qui hurlent son prénom dans la rue, d’autres jettent à ses pieds des mégots de cigarette, des bouteilles. D’autres passent à côté de lui en chuchotant des insultes, des gémissements 6, etc… Ludovic est une personne très sensible et émotive, ce genre de comportement l’affecte psychologiquement. D’ailleurs, sur plusieurs reportages disponibles sur internet (exemple de la vidéo de Brut), on peut voir Ludovic verser quelques larmes lorsque de tels comportements se produisent. Il explique aussi que beaucoup de personnes le critiquent en pensant qu’il « met en scène » ses vidéos pour le buzz et pour l’argent. Il confie dans le documentaire qu’avec son compte TikTok il ne gagne aucun sous, qu’il a au bout d’un moment activé la « bêta pour les créateurs » mais les conditions de cette nouvelle rémunération a fait perdre énormément de visibilité à ses vidéos et donc cela allait à l’encontre de ses intentions.

À la fin de notre appel, Ludovic finit par une note plus joyeuse en racontant que grâce à sa présence sur les réseaux sociaux, il a pu faire de magnifiques rencontres avec des personnes formidables qui le poussent vers le haut. Il évoque que son entourage et sa vie sociale sont meilleurs grâce aux réseaux sociaux.

Source : Fenris Vrignon – Février 2024 – photographie prise lors du tournage du documentaire. Ludovic retrouve dans les rues parisienne un couple qu’il a rencontré lors du Paris-Marseille.

Mes différentes observations m’ont mené à plusieurs réflexions vis-à-vis de l’exposition d’une personne sur les réseaux sociaux. Les ressentis personnels de Ludovic par rapport à sa notoriété m’ont fait prendre conscience des dangers de s’exposer quotidiennement sur les réseaux sociaux. Néanmoins, le fait qu’il soit une personne avec une grande notoriété, rend mon échange téléphonique avec lui délicat, car, le fait que nous ne soyons pas en présentiel pour échanger et qu’il ait la connaissance de la destination de mon article sur le blog, destination publique, je suis confronté de nouveau au problème de sa « carapace ». Certaines réponses, au sujet de sa vie personnelle, ont reçu une réponse pré conçue. J’avais conscience de ce problème avant de passer cet appel, d’ailleurs mon premier objectif était de réaliser une vidéo documentaire où Ludovic aurait pu partager ses ressentis face à ces problématiques, en face à face c’est beaucoup plus simple d’instaurer un climat de confiance et ainsi ça permet de se livrer plus facilement à l’autre. Mais, le fait que Ludovic soit extrêmement médiatisé a compliqué les possibilités de tournage. Il est nécessaire d’envoyer plusieurs mails pour obtenir les autorisations pour filmer dans les rues de Paris ou simplement d’être avec Ludovic. Lorsque je lui ai annoncé ce projet, il m’a répondu : « Avec grand plaisir, mais comme d’habitude, avant toute chose, il faut envoyer un mail à la com…». N’ayant pas eu de retour à mes demandes, je n’ai pu réaliser la vidéo.

Ludovic a fait le choix de restreindre sa vie privée pour une cause qui lui tient particulièrement à cœur, celle de dépolluer l’environnement. La solution qu’il a trouvée est de partager son quotidien d’éboueur sur les réseaux sociaux. Devenu une figure emblématique des mainteneurs sur les réseaux sociaux, caractérisé par la pression médiatique qu’il subit, Ludovic continue de réaliser des projets de plus en plus grands en réunissant et mobilisant toujours plus de monde. Malgré des comportements haineux et irrespectueux causés par sa présence sur les médias sociaux, Ludovic Franceschet a fait des rencontres extraordinaires qui lui ont permis de le tirer vers le haut et de l’aider dans son quotidien.

 

1 – Zeloop est une application qui encourage les actions écoresponsables en récompensant les utilisateurs avec une monnaie virtuelle qui pourront ensuite utiliser sur les sites partenaires à l’application.

2 – Selon les estimations, ils auraient en tout ramassé plus de 13 tonnes de déchets. 

3 – Séquence prise dans le documentaire au Time code suivant : 00:27/19:54

4 – Livre de Ludovic Franceschet sorti le 31/08/2022

5 -Séquence disponible dans le documentaire au Time code suivant : 09:30 / 19:54

6 – Séquence disponible dans le documentaire au Time code suivant : 11:30 / 19:54


Bibliographie : 

FRANCESCHET, Ludovic. Plus tard, tu seras éboueur. City, 31 août 2022, 320 pages.


Vrignon Fenris 

Rapport entre la visibilité et l’espace public

Lorsque nous passons d’une salle de classe à l’autre à notre campus, avons-nous déjà prêté attention aux nettoyeurs « invisibles » qui nous entourent ? Nous sommes-nous déjà demandé qui vidait les poubelles et quand ? Et lorsque nous marchons dans les rues de Paris, avons-nous déjà remarqué les éboueurs habillés en vert, travaillant silencieusement ? Leur présence semble aller de soi, mais elle passe souvent inaperçue.

Les agents de nettoyage occupent une place essentielle dans notre vie quotidienne, car leur travail garantissant les espaces urbains propres et ordonnés. Pourtant, dans une société où « être vu » symbolise désormais une reconnaissance sociale majeure, ces travailleurs restent souvent relégués en marge de l’attention publique.

Cette étude vise à analyser la visibilité des agents de propreté dans divers contextes publics, en comparant le cas d’un nettoyeur exerçant à l’Université Panthéon-Assas et celui de Monsieur Ludovic, un éboueur influenceur opérant près d’un centre commercial parisien. Elle s’interroge sur l’impact de la taille des espaces publics sur la visibilité de ces agents et examine le rôle des outils de communication, notamment les réseaux sociaux, dans l’amélioration de leur reconnaissance sociale et de cette visibilité.

 

Dans quelles mesures la taille des espaces publics influence-t-elle la visibilité des personnels de nettoyage et comment les réseaux sociaux jouent un rôle important dans l’amélioration de cette visibilité ?

 

Méthodologie

Cette recherche combine des observations et des entretiens pour explorer la visibilité des nettoyeurs urbains. Les observations portent sur un agent de nettoyage travaillant à l’Université Panthéon-Assas ainsi que sur Monsieur Ludovic, un éboueur et influenceur opérant dans les environs d’un centre commercial à Paris. Chaque séance d’observation dure une heure, avec une attention particulière portée à leur environnement de travail, leurs tâches quotidiennes et les réactions du public face à leur présence. De plus, des conversations ont été réalisées avec ces deux nettoyeurs pour approfondir la compréhension de leurs expériences personnelles, de leurs perceptions de leur visibilité et des éventuels préjugés. 

Ces données offrent des perspectives précieuses pour examiner la manière dont les agents de propreté sont perçus dans divers espaces urbains et permettent une analyse comparative entre des espaces publics de tailles variées. Cette approche met en lumière les variations de visibilité des nettoyeurs en fonction de ces contextes variés. Par ailleurs, l’étude interroge également le rôle des réseaux sociaux en tant qu’ outil potentiel de valorisation des personnels de nettoyage.

 

Observation et conversation avec Kumar : un nettoyeur de Panthéon-Assas

Plusieurs vendredis soir consécutifs, j’ai observé Kumar (pseudonyme) travailler seul à ses tâches de nettoyage, un écouteur dans l’oreille. Vêtu dun uniforme noir, il semblait presque se fondre dans l’obscurité sous la lumière fable. Ses principales tâches consistent à nettoyer le hall de l’université, et parfois les amphithéâtres. Il utilise un grand balai, et lorsqu’il rencontre des tâches difficiles à enlever, il sort un cutter de sa poche pour les gratter. Absorbé dans son travail, il ne semble interagir avec personne, tandis que les étudiants autour de lui, souvent concentrés sur leurs téléphones, se contentent de lever les jambes pour le laisser passer, sans un mot. 

 

 

 

 

 

 

 

(Photo prise à l’Université Panthéon-Assas au 08 Nov. 2024, Kumar travaillait tout seul au rez-de-chaussée.)

Au cours de ma conversation, j’ai appris que Kumar vient du Sri Lanka. Il travaille 35 heures par semaine, du lundi au vendredi, avec deux horaires : de 6h à 9h le matin et de 17h à 21h30 le soir. Le samedi, il ne travaille que de 6h à 8h30. Son salaire correspond au SMIC français. Quand je lui ai demandé s’il écoutait de la musique pour rendre son travail moins monotone, il m’a montré son téléphone et m’a expliqué qu’il écoutait en réalité des actualités, afin de se tenir informé tout en travaillant.  

Lorsque j’ai abordé son choix professionnel, je lui ai demandé pourquoi il avait choisi ce métier et s’il l’aime. Il m’a répondu qu’il ne s’agissait ni d’un choix par goût ni par dégoût : c’était simplement un moyen de gagner sa vie. En parallèle, il fait d’autres travaux pour subvenir à ses besoins. Selon lui, le métier de nettoyeur ne demande pas de compétences particulières, et travailler dans une université reste relativement facile. Quand je lui ai demandé s’il éprouvait une quelconque fierté dans son travail, il a répondu très directement : « Non ». Selon lui, c’est un emploi banal qui ne représente rien de spécial, et il se contente d’accomplir les tâches qui lui sont assignées. Il m’a expliqué qu’il ne parlait presque jamais aux étudiants ou aux professeurs. Par contre, il discutait parfois avec ses collègues ou d’autres employés de l’université, comme les caissiers du restaurant universitaire. Il terminait de nettoyer le hall, les déchets qu’il a rassemblés sont ensuite collectés par une collègue qui pousse un petit chariot de nettoyage pour les vider dans des poubelles. 

À travers mes observations et nos échanges, j’ai pris conscience que les horaires de travail des agents de propreté, souvent très tôt le matin ou tard le soir, ne coïncident pas avec d’autres personnes de l’université. Ils commencent leur journée bien avant l’arrivée des étudiants, ou travaillent après leur départ, préparant discrètement un espace propre pour la journée à venir. Cette invisibilité temporelle, amplifiée par une forme d’indifférence sociale, les rend presque imperceptibles. Essentiels mais oubliés, ces travailleurs s’apparentent à des « hommes invisibles » de notre quotidien, dont la présence et les efforts passent souvent inaperçus, bien qu’ils garantissent un cadre de l’université propre et ordonné.

Observation et conversation avec Ludovic : un éboueur et influenceur à Paris

J’ai découvert M. Ludovic sur Internet. Non seulement il est éboueur, mais il a également été choisi comme porteur de la flamme olympique pour les Jeux de Paris 2024. En consultant son profil Instagram, j’ai appris qu’il était aussi une figure influente sur les réseaux sociaux, suivi par 120.000 abonnés. Afin de mieux comprendre son métier, je lui ai envoyé un courriel via le contact disponible sur sa page. Nous avons convenu de nous rencontrer le 15 novembre à 16h30 au 10 Rue des Bourdonnais.

En arrivant, j’ai découvert que cet endroit est l’atelier de propreté du 1er au 4e arrondissement de Paris. Derrière une discrète porte d’entrée se trouvait un espace aménagé comprenant une réception, un local de rangement pour les outils et une salle de repos où les éboueurs peuvent manger et bavarder. J’ai également eu l’occasion de rencontrer les responsables de l’atelier ainsi que plusieurs collègues de M. Ludovic.

À 16h30 précises, les agents, poussant leurs chariots de ménage, se sont mis en route dans une parfaite coordination, attirant immédiatement l’attention des passants. Quelques instants plus tard, ils se sont dispersés vers leurs zones assignées. J’ai suivi M.Ludovic et son partenaire à travers des lieux symboliques du centre de Paris : Châtelet, le Centre Pompidou et les environs de l’Hôtel de Ville.

(Photo prise au 15 Nov. 2024, l’équipe de l’éboueur est partie au travail.)

Leurs principales tâches incluent le ramassage des déchets, le remplacement des sacs-poubelle, et la gestion des déchets collectés par un camion poubelle dédié. Ils utilisaient divers outils : des gants, un chariot de ménage, un balai mixte en fibres et plastique, ainsi qu’une pince longue servant de “troisième main” pour ramasser des petits déchets. Ces équipements se révélaient indispensables pour l’efficacité de leur travail.

Les deux principaux défis liés au nettoyage des déchets en centre-ville sont le dépôt sauvage d’ordures et la pollution par les mégots. Bien que de nombreuses poubelles soient installées en raison de l’affluence, beaucoup de personnes choisissent de jeter leurs déchets au sol ou sous leur siège, ignorant souvent une poubelle située à quelques mètres. Par exemple, certains déposent leurs gobelets en papier de café sur les poubelles spécifiquement pour verre, négligeant les poubelles adaptées à proximité. En nettoyant ces gobelets, Ludovic s’est sali les mains avec des liquides restants et a commenté avec une pointe de résignation : « Heureusement que j’ai des gants, il suffit de se rincer. »

La problématique des mégots est particulièrement marquée. Durant mes observations, j’ai constaté la présence généralisée de mégots sur le sol, surtout au-dessous des poubelles intelligentes Bigbelly, où ils s’accumulent. Je pensais que les passants ne prenaient pas la peine douvrir le couvercle avec la pédale. M.Ludovic m’a ensuite expliqué que ce phénomène s’explique aussi par le vol des cendriers intégrés aux poubelles, ce qui fait que les mégots tombent directement au sol. Les corbeilles de rue avec cendrier intégré posent moins ce problème, mais de nombreux fumeurs continuent de jeter leur mégot au sol après l’avoir écrasé. Nous avons même observé une femme le faire près du métro de station de lHôtel de Ville. « J’espère qu’elle va le mettre dans la poubelle », a dit M.Ludovic, avant de constater avec regret qu’il n’en était rien.

Ludovic a également souligné qu’un mégot peut contaminer 500 litres d’eau et que 40 milliards de mégots sont jetés chaque année en France. Ces chiffres mettent en lumière l’urgence de la situation. Pour remédier à ce problème, M.Ludovic s’implique dans la promotion d’une application appelée StopMego. Cette plateforme permet aux utilisateurs de signaler les zones où les mégots sont fortement concentrés, facilitant ainsi leur collecte par les agents ou incitant les autorités à intervenir. L’application propose également un système de récompense par points pour encourager l’implication citoyenne et sensibiliser les utilisateurs aux conséquences écologiques des mégots via des campagnes éducatives.

Dans le cadre de son travail de nettoyage, j’ai remarqué que de nombreux touristes s’adressaient à Ludovic et à ses collègues pour demander leur chemin. Vêtus de leurs uniformes facilement reconnaissables, et grâce à leur connaissance de l’environnement, ils étaient devenus le GPS pour les passants. À ce sujet, Ludovic se plaisait à qualifier les agents de nettoyage de « cartes vivantes de Paris. « Cependant, il a aussi souligné que le public avait encore de nombreux préjugés à propos de ce métier, comme « Fainéant, très bien payé et toujours café ». En réalité, leur salaire mensuel est de 1943 euros net par mois avec primes, tandis qu’ils parcourent en moyenne 14 kilomètres par jour. De plus, la quantité de déchets dans le centre-ville est considérable, un seul bac à ordures étant changé jusqu’à quatre fois par jour.

( Photo prise au 1er arrondissement au 15 Nov. 2024, M. Ludovic a terminé de changer le sac poubelle.)

Ludovic disait « je pense que les personnes sont sans communication avec nous, très sans communication. Par exemple, les touristes qui viennent à Paris pour voyager, c’est eux qui produisent les déchets en fait. Mais, ils ne savent pas comment les déchets sont traités,comment nous gérons ces déchets », ce qui dénote un manque d’échange. C’est pourquoi il a choisi d’utiliser les réseaux sociaux, notamment Instagram, pour partager le quotidien des éboueurs. Il filme ses tâches quotidiennes et interagit avec son public pour sensibiliser à la protection de l’environnement. Depuis qu’il est devenu un influenceur en ligne, il a été interviewé par plusieurs médias, contribuant ainsi à rendre le travail des agents de nettoyage plus visible aux yeux du public. Il confie que, que ce soit en tant qu’éboueur ou en tant qu’ influenceur sur les réseaux sociaux, il ressent un grand sens d’accomplissement.

Durant l’heure que j’ai assisté à nettoyer les rues avec Ludovic, cinq passants l’ont reconnu et ont pris des photos avec lui pour le remercier de son travail. Un groupe d’élèves en sortie a également reconnu Ludovic. Il saisit l’occasion pour leur rappeler de ne pas jeter les déchets par terre. Ludovic remarque que de plus en plus de gens le reconnaissent, ce qui prouve que sa campagne de sensibilisation sur les réseaux sociaux porte ses fruits et que l’importance des agents de nettoyage est de plus en plus reconnue.

Les éboueurs sont des acteurs indispensables dans nos villes. Leur travail n’est pas seulement essentiel pour maintenir l’environnement, mais il mérite aussi une plus grande reconnaissance et respect. Grâce à la diffusion sur les réseaux sociaux, ils sont passés de l’invisible à la visible. Cela représente non seulement un renforcement de la dignité professionnelle, mais aussi une prise de conscience écologique pour le public. L’effort de Ludovic est un exemple marquant : il incarne non seulement un représentant des agents de nettoyage, mais aussi un modèle pour l’action environnementale.

 

Résultat en comparaison : l’évolution des agents de nettoyage de l’invisible à l’invisible

À travers cette comparaison, je constate que la visibilité des agents de nettoyage augmente à mesure que l’espace public devient plus vaste. Les agents de nettoyage scolaires, travaillant dans un environnement relativement fermé comme l’université, sont souvent moins remarqués en raison de la faible affluence et de la population homogène à laquelle ils sont confrontés. Bien que leur travail soit essentiel pour maintenir l’environnement de l’université, il est peu visible. 

En revanche, les agents de nettoyage urbains, comme Ludovic, qui travaille dans les rues animées du centre de Paris, bénéficient d’une plus grande visibilité en raison de l’afflux constant de passants. Leur travail est plus facilement observé, d’autant plus que Ludovic utilise les réseaux sociaux pour partager son quotidien. Grâce à cette visibilité numérique, non seulement il capte l’attention du public, mais il contribue également à sensibiliser la société au respect et à la reconnaissance de la profession. 

De nombreux agents de nettoyage comme Kumar choisissent ce travail au départ par nécessité, principalement pour gagner leur vie. Cependant, des figures comme Ludovic, le nettoyeur devenu influenceur, bien qu’ayant peut-être eu les mêmes raisons initiales, ont peu à peu développé un sentiment de fierté envers leur métier. Non seulement il met en valeur le travail des nettoyeurs au quotidien, mais il utilise également les médias sociaux pour accorder à ce métier une nouvelle forme de respect, transformant ainsi sa vision de celui-ci. Ce processus de transformation illustre la transition d’un métier « invisible » à un métier « visible », marquant une évolution dans la reconnaissance sociale et la dignité individuelle. En ce sens, les réseaux sociaux jouent un rôle crucial dans l’augmentation de la visibilité des agents de nettoyage.

 

Limite de mon étude

Cependant, il est indéniable que cette observation et la conversation présentent certaines limites. Premièrement, l’objet de mon observation concerne exclusivement des hommes, sans aucune participation féminine. De plus, seule la période de l’après-midi et du soir a été observée, ce qui pourrait ne pas refléter l’ensemble des dynamiques de travail sur une journée complète.

Deuxièmement, il ne s’agit pas d’entretiens formels. Bien que je pense que la conversation puisse, dans une certaine mesure, établir une relation plus égalitaire avec les personnes interviewées et permettre d’obtenir des informations de manière plus décontractée, l’entretien n’a pas eu lieu dans un environnement calme, ce qui peut avoir influencé les réponses, en raison de divers facteurs extérieurs.

En ce qui concerne les variables, la principale que je cherche à analyser est la différence de taille des espaces publics, ainsi que la diversité du public auquel chaque agent de propreté est confronté. M. Ludovic travaille dans un centre commercial, où il rencontre une grande variété de personnes : hommes, femmes, enfants, ainsi que des touristes. En revanche, Kumar travaille au sein de notre université, donc le public auquel il est confronté chaque jour est principalement constitué d’étudiants et de membres du personnel universitaire. Je ne me suis pas concentré sur une seule variable, ce qui pourrait introduire des biais dans les résultats obtenus.

 

Mes réflexions et pensées

La nature invisible du travail des agents de nettoyage m’a fait penser à l’expression « invisible labor » (travail invisible), un terme introduit en 1980 par Arlene Kaplan Daniels pour désigner les tâches essentielles mais souvent négligées, telles que les soins, le nettoyage et d’autres formes de travail manuel. Bien que ces tâches soient cruciales pour le bon fonctionnement des lieux de travail, des familles et des sociétés, elles sont fréquemment sous-évaluées et ignorées. Les agents de nettoyage, bien que leur travail soit indispensable à la vie urbaine, font partie de ce groupe de travailleurs invisibles. Leur travail se déroule souvent en dehors du regard du public et, en raison de sa répétitivité et des rémunérations modérées, cette profession est rarement reconnue à sa juste valeur par la société.

Une artiste américaine, Mierle Laderman Ukeles, s’est particulièrement illustrée en redéfinissant le travail d’entretien quotidien comme une forme d’art. Dans son Manifesto for Maintenance Art, elle a transformé les tâches de nettoyage en art public, cherchant à rendre visibles ces actions souvent négligées. Une de ses œuvres marquantes fut la performance « Touch Sanitation » entre 1977 et 1980, où elle a serré la main de 8 500 éboueurs de New York, leur exprimant sa gratitude pour leur rôle essentiel dans la propreté urbaine. Cette initiative artistique a permis de souligner l’importance et la dignité de ces métiers sous-estimés, tout en questionnant la négligence de la société à leur égard.

 

En combinant le concept d’« invisible labor », la pratique artistique de Mierle Laderman Ukeles et mes propres observations et échanges avec deux nettoyeurs, j’ai de nouvelles réflexions sur l’importance de la « visibilité » des nettoyeurs et le rôle unique des médias sociaux. Ukeles remet en question la négligence de la société à l’égard de ce type de travail en donnant de la dignité au travail de nettoyage à travers l’art. Les médias sociaux jouent un rôle clé dans cette dynamique en amplifiant cette visibilité à une échelle mondiale, attirant ainsi davantage d’attention sur ce travail souvent sous-évalué.

La visibilité n’est pas seulement un respect pour le travail de nettoyage, mais aussi une opportunité de réexaminer la valeur du travail social. Le travail des nettoyeurs n’appartient pas seulement à une ville ou à une région. Il constitue une base importante pour le maintien de la vie urbaine mondiale. La combinaison des médias sociaux et de l’art peut diffuser la valeur et la dignité du travail des nettoyeurs à un plus large éventail et briser les limites de l’espace et de la culture. Cela me fait réaliser que l’essence de la visibilité n’est pas seulement de les rendre visibles, mais de construire un consensus social plus profond, nous incitant à repenser la véritable signification du travail et à nous demander si nous apprécions vraiment ceux qui soutiennent notre vie quotidienne, mais qui sont souvent négligés.

 

Jingyuan SHEN