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Redécouvrir le monde social à travers les métiers de la maintenance et de l’entretien

La maintenance et l’entretien des espaces sont des activités essentielles au bon fonctionnement des environnements urbains, qu’il s’agisse des espaces privés ou publics qui composent la cité. Pourtant, elles restent largement méconnues, voire imperceptibles parmi les nombreuses activités quotidiennes nécessaires pour « faire fonctionner » une ville. Dans Paris Ville invisible, Bruno Latour et Émilie Hermant (1998) avaient déjà mis en lumière les agencements nécessaires pour rendre la ville de Paris habitable. Il s’agit d’une exploration des infrastructures matérielles et immatérielles qui sous-tendent la vie urbaine, montrant comment ces réseaux—qu’ils concernent l’approvisionnement en eau, l’énergie, les transports ou encore la communication—sont constitués par un assemblage d’acteurs humains et non-humains, interdépendants et en constante innovation.

Les étudiants de première année du master en Médias, Communication et Villes Numériques sont allés à la rencontre des agents d’entretien (et de maintenance) des espaces de la ville afin de comprendre et d’attribuer du sens à leurs actions et aux relations qui rythment la vie quotidienne. Notre point de départ est le constat que le travail réalisé par ces hommes et femmes est symbolique de notre manière de faire société : il reflète la façon dont nous organisons et gérons les espaces publics et met en lumière comment certains récits et savoir-faire, malgré leur caractère indispensable, restent peu reconnus, visibles et valorisés.

Photo prise lors de lors de la séance d’observation menée au Châtelet, le 7 novembre 2024 (LIN Yanan & CASPER Melany)

La lecture collective des travaux de Jérôme Denis et David Pontille (2022) nous ont permis de clarifier cette distinction entre « maintenance » et « entretien ». La maintenance désigne des interventions techniques, souvent ponctuelles, qui visent à garantir la durabilité et la fonctionnalité des infrastructures et des équipements. En revanche, l’entretien regroupe des tâches routinières, visant à assurer la propreté et la convivialité des espaces. Si certaines activités de maintenance peuvent devenir visibles, notamment par le biais de signalétiques comme les affiches annonçant des travaux, l’entretien reste souvent perçu uniquement par son absence, par exemple lorsqu’un espace manque de nettoyage ou de soin. Denis et Pontille démontrent d’ailleurs que la panne ou les incidents constituent souvent une « opportunité » de mettre en évidence des aspects jusque-là invisibles aux utilisateurs d’un dispositif technique ou d’un service nécessitant un entretien.

Photo prise lors de lors de la séance d’observation menée au Châtelet, le 7 novembre 2024 (VRIGNON Fenris & BALLOO Rohan)

La distinction entre maintenance et entretien ne se limite pas à une différenciation technique, mais révèle (surtout) des enjeux sociaux. La maintenance, en tant qu’intervention technique souvent associée à des métiers spécialisés, peut mobiliser des ressources importantes, attirer plus facilement l’attention des usagers et contribuer aux récits sur la « modernisation » ou la réparation des infrastructures urbaines. En revanche, l’entretien, bien qu’il soit une activité récurrente pour le fonctionnement ordinaire de la cité, reste souvent relégué à une forme d’invisibilité, en raison de son caractère routinier et de la faible valorisation des métiers qui y sont associés. Pour nous, cette invisibilité n’est pas anodine. Elle reflète une hiérarchie implicite des tâches urbaines, où les activités liées à la propreté et à l’entretien des espaces sont souvent perçues comme moins prestigieuses, malgré leur rôle essentiel dans la qualité de vie en milieu urbain. En effet, l’entretien est intimement lié à la perception des espaces publics : il joue un rôle central en influençant la manière dont les usagers perçoivent ces lieux en termes de propreté, de sécurité et de convivialité.

Photo prise lors de lors de la séance d’observation menée au Châtelet, le 7 novembre 2024 (SHEN Jingyuan & BELLOUT NawaI)

Lors d’une séance d’observation menée au Châtelet, le 7 novembre 2024, les étudiants ont été invités à explorer les indices et traces qui, de manière implicite, rappellent la présence de ces travailleurs (voir les photos qui illustrent l’article). Quels sont les objets, panneaux ou dispositifs qui évoquent leur rôle et leur intervention dans l’espace urbain ? Les agents qui assurent l’entretien des espaces urbains ne sont pas véritablement « invisibles » : leur existence est bien connue, notamment grâce aux uniformes qu’ils portent, aux affiches et signalétiques présentes dans l’espace public, qui témoignent de leur activité. Cependant, la question qui se pose est de comprendre comment elles sont « rendues invisibles » dans la perception collective. Quels mécanismes contribuent à ce statut « clair-obscur » de leurs activités professionnelles ?

Photo prise lors de lors de la séance d’observation menée au Châtelet, le 7 novembre 2024 (Jaércio da Silva)

L’un des constats majeurs est que cette invisibilité découle d’un ensemble de facteurs interconnectés participent à effacer symboliquement des pratiques pourtant essentielles à la vie urbaine. Par exemple, les travailleurs impliqués dans ces activités de maintenance et d’entretien évoluent souvent dans des temporalités décalées. Ils interviennent tôt le matin, avant l’arrivée des employés des bureaux, ou tard le soir, lorsque les espaces sont désertés. Ces horaires atypiques, combinés à la nature discrète de leurs tâches, éloignent ces individus des regards et des interactions quotidiennes. Pourtant, leur passage laisse des traces, qu’elles soient matérielles, comme les objets qui composent leur univers ou les panneaux (signalétiques ou publicitaires), ou immatérielles, comme le bruit des équipements en marche. Ces indices témoignent de leur présence, mais ils demeurent abstraits et rarement associés aux travailleurs.

Photo prise lors de lors de la séance d’observation menée au Châtelet, le 7 novembre 2024 (LINDEBRINGS Klara & DOUGANI Nouria)

Par ailleurs, les conditions matérielles de travail et la précarité des contrats, souvent liés à des entreprises intermédiaires entre le lieu de travail et les employeurs finaux, contribuent à accentuer la distance entre ces travailleurs et leur reconnaissance sociale. Ce système fragmenté renforce non seulement l’invisibilité et la marginalisation de ces agents, mais crée également des barrières institutionnelles. Les étudiants ont fréquemment dû obtenir des autorisations pour accéder aux lieux de travail, et les hiérarchies des entreprises pouvaient dissuader les agents de témoigner, notamment en raison de la crainte de représailles. Cette peur de sanctions ou de perte d’anonymat constitue un obstacle majeur à leur prise de parole. Pour surmonter ces difficultés, les étudiants ont fait preuve de souplesse en instaurant des garanties pour préserver l’anonymat des témoignages recueillis.

Photo prise lors de lors de la séance d’observation menée au Châtelet, le 7 novembre 2024 (DESGRIPPES Marie & ESSENOUSSI Juliette)

2024/2025 : à la quête de l’invisible

Les contributions qui suivent présentent le compte rendu des enquêtes de terrain menées par les étudiants. Elles mettent en lumière les savoir-faire, les gestes et les récits des agents d’entretien, tout en interrogeant les logiques sociales qui rendent leur travail peu visible. Ces analyses révèlent également comment la maintenance et l’entretien participent, de manière complémentaire, à la production d’un environnement urbain à la fois fonctionnel, accueillant et durable. Ainsi, ces deux pratiques sont devenues, le temps d’un semestre, des prismes d’analyse privilégiés pour comprendre les mécanismes de fabrication de la ville et les imaginaires qui y sont associés.

Les comptes rendus explorent avant tout la possibilité de redécouvrir le quotidien sous un nouvel éclairage. Rohan Balloo analyse l’entretien du terrain de football du stade Charléty, qu’il fréquente une fois par semaine. Aminata Doumbouya, Elian Monnier-Bourdin et Ian Muthoni enquêtent sur le travail des agents d’entretien dans les résidences universitaires où ils habitent (ou ils sont passés) le temps de leurs études à Paris ou à Lille. NawaI Bellout s’intéresse aux métiers de ménage dans les bureaux et pour les toilettes automatiques, alors qu’Yanan Lin nous fait un retour sur ses rencontres fortuites qu’elle réalise en France. Emma Barsegian nous raconte le quotidien d’un étudiant qui travaille dans le service de maintenance de la SNCF.

D’autres étudiants ont choisi une approche participante, s’intégrant eux-mêmes aux activités qu’ils analysent. Lydia Guiddir partage son expérience au sein du service de collecte des encombrants dans le 11e arrondissement de Paris, et Dounya El Hajami restitue son vécu en tant qu’agente d’entretien dans un bureau parisien. Le cercle familial constitue le terrain d’enquête d’Ivann Hadjres, qui retrace par l’observation le travail de deux générations d’agents de maintenance de la métropole de Nantes.

Les espaces souvent perçus de manière fugace dans nos déplacements quotidiens sont investis par les étudiants afin de mieux comprendre qui nettoie et entretient la ville. Nouria Dougani se penche sur les écoles de la ville de Colombes, Klara Lindebrings explore le Grand Parc des Docks à Saint-Ouen, Enzo Lourenço a suivi le travail des agents de la Mairie à Silly-le-Long, et Julien Hallioua analyse les travaux de rénovation à la station de métro Porte Maillot. Anastasia Vorontsova explore le rôle des artisans de tombes dans la préservation de la mémoire au sein des nécropoles.

Photo prise lors de lors de la séance d’observation menée au Châtelet, le 7 novembre 2024 (JBARSEGIAN Emma & HALLIOUA Julien)

Le patrimoine fait également l’objet de comptes rendus qui examinent le soin apporté aux édifices et aux routes qui façonnent le paysage urbain. Marie Desgrippes explore la maintenance des édifices patrimoniaux, en prenant notamment pour exemple l’église Saint-Eustache. Juliette Essenoussi s’intéresse aux spécificités des rues pavées de Paris, et Julie Eudes met en lumière les subtilités du métier de tailleur de pierre, avec un focus particulier sur la restauration des façades.

Enfin, en contraste avec l’invisibilité souvent associée à ces métiers, Jingyuan Shen et Fenris Vrignon exposent le travail de Ludovic Franceschet, agent de maintenance à la mairie de Paris, qui cherche activement à rendre son quotidien visible à travers les plateformes de réseaux sociaux. Melany Casper a rencontré Thomas Schmitt, un artiste, qui a pris pour tâche de maintenir la ville, mais d’une manière plus artistique.

Photo prise lors de lors de la séance d’observation menée au Châtelet, le 7 novembre 2024 (DOUMBOUYA Aminata & MUTHONI Ian)

Denis, Jérôme, et David Pontille. Le soin des choses: politiques de la maintenance, Paris : la Découverte, 2022.

Latour, Bruno, et Émilie Hermant. Paris ville invisible, Paris : la Découverte, 1998.

Moderniser sans perturber : l’équilibre fragile de Porte Maillot

Porte Maillot, une station que je fréquente chaque jour depuis plus de dix ans, est bien plus qu’un simple lieu de passage. C’est un témoin vivant des évolutions du réseau de la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP), où passé et futur s’entrelacent au rythme des travaux. J’y ai vu défiler de grands changements : le prolongement du tramway T3b et du RER E qui s’inscrit dans le projet Eole, et maintenant les travaux de rénovation de la station. Ces transformations ont profondément changé le visage de la station, ce qui a attiré mon attention et m’a poussé à réfléchir non seulement à l’ampleur de la maintenance dans le réseau RATP, mais aussi à sa relative invisibilité pour les usagers. Ce qui rend encore plus intéressant mon choix de la station Porte Maillot pour mon analyse, c’est son histoire. Inaugurée le 19 juillet 1900[1], c’est l’une des premières stations ouvertes lors de la création du métro parisien. Plus d’un siècle plus tard, elle reste un carrefour stratégique du réseau. En 2019, elle a enregistré un trafic annuel de 8 226 552 entrées directes[2], la classant parmi les stations les plus fréquentées du réseau ferré de la RATP.

Cette enquête est principalement basée sur mes observations approfondies de la station et mes interactions avec des agents ou des usagers du métro. Dans un premier temps, je commencerai par explorer les changements visibles à la station Porte Maillot, où les travaux quotidiens, entre modernisation et aménagements, ont profondément marqué le paysage. Ces évolutions prennent une dimension particulière avec les Jeux Olympiques de 2024, qui ont amplifié les efforts de rénovation et de préparation pour accueillir un afflux exceptionnel de voyageurs.

En deuxième partie, je m’intéresserai à un aspect plus subtil mais tout aussi central : l’invisibilité des agents de maintenance. Je tenterais d’expliquer pourquoi ces acteurs essentiels restent-ils presque toujours hors de notre champ de vision ? Quels enjeux et stratégies expliquent cette discrétion dans un réseau aussi complexe que celui de la RATP et quelles en sont les conséquences ?

Les Jeux Olympiques comme moteur de transformation pour le réseau RATP

Tout d’abord, il me semble pertinent d’évoquer les Jeux Olympiques 2024 de Paris qui ont eu un lourd impact sur la maintenance et les réseaux de transports.

La préparation des JO 2024 a marqué un tournant pour le réseau RATP, et Porte Maillot en est un exemple frappant, en tant que hub clé, entre le métro, le RER et le tramway.

En rentrant à Paris d’un voyage, pendant la période des jeux, j’ai été stupéfait de découvrir la nouvelle gare de RER E. Pendant des années, cette station a été un vaste chantier, un véritable casse-tête pour les voyageurs comme moi, habitués à naviguer entre les travaux et les détours. L’ouverture de cette nouvelle gare n’était pas seulement un soulagement, mais une véritable révélation.

La transformation était spectaculaire. (PHOTO 1) Non seulement les travaux étaient enfin terminés, mais le résultat dépassait toutes mes attentes. L’espace est très moderne et lumineux, : des plafonds hauts, des matériaux contemporains, des panneaux d’information digitaux et une certaine fluidité de la circulation.

Ce moment de découverte m’a rappelé combien ces chantiers qui paraissaient interminables ont marqué ma vie. Finalement, il est rapide d’oublier ce désagrément dès que le résultat est là. Pouvoir enfin voir cette station achevée après toutes ces années de patience est procure sentiment agréable

Un autre grand défi pour la RATP pendant les JO était de garder une propreté irréprochable. Ils se devaient d’exposer une image excellente des transports parisiens. J’ai vite remarqué, comme beaucoup d’autres, que pendant cette période-là, des efforts supplémentaires étaient déployés : nettoyages intensifs, poubelles vidées plus fréquemment, présence renforcée du personnel. Nous avions carrément eu le droit à des bouteilles d’eau distribués par des agents de la RATP, ce que je n’ai pas le souvenir d’avoir déjà vu dans le métro. Cette amélioration temporaire semblait presque surréaliste parfois, comme un décor monté pour impressionner les visiteurs étrangers. En discutant avec d’autres voyageurs, j’ai souvent entendu la même réflexion : « Pourquoi attendre un événement comme les JO pour faire tout ça ? »

Cette critique, bien que légitime, souligne un point essentiel : les JO ont joué le rôle de catalyseur. Sans cet évènement mondial, ces grandes rénovations comme celle notamment du RER, auraient sans doute selon moi été étalées sur des années, avec des retards encore plus frustrants.

Un chantier permanent : l’évolution de Porte Maillot après les Jeux Olympiques

Aujourd’hui, les JO sont derrière nous, mais les travaux à Porte Maillot continuent. Il y ‘a quelques mois, des travaux de rénovation du couloir ont débuté. Pour mieux comprendre et analyser si les choses avançaient, j’ai commencé à prendre des photos régulièrement de l’avancement. En ce moment, en traversant la station, on peut observer des signes de travaux : des espaces barricadés, des nouveaux matériaux empilés dans les couloirs…

Ces changements, bien qu’ils soient nécessaires à la modernisation et à la sécurisation du réseau, entraînent des perturbations importantes. À Porte Maillot, ces nuisances sont particulièrement visibles pour moi et tous les usagers.

Tous ces désagréments accumulés peuvent en venir jusqu’à nous affecter psychologiquement. C’est le stress dû au bruit, la frustration des embouteillages et l’inconfort général qui provoquent une fatigue qui se répercute sur nos activités quotidiennes. Les trajets, déjà nombreux dans une ville comme Paris, deviennent encore plus éprouvants. Les murs à nu, souvent laissés sans revêtement, ajoutent une touche visuelle qui renforce la sensation de chantier permanent.

L’escalator bloqué : un symbole des défis

Parmi les nombreux changements en cours à Porte Maillot en ce moment, un détail a attiré particulièrement mon attention : un escalator à l’arrêt depuis un mois. Tous les matins, en arrivant, je croise ce même escalator, immobile depuis des semaines. Ce n’est pas la première fois qu’il est en maintenance, mais cette fois, les panneaux indiquent qu’il restera hors service jusqu’à la fin de l’année 2024. C’est un détail qui peut sembler anodin, mais pour les habitués comme moi, cela devient vite une nuisance quotidienne. Ce dysfonctionnement illustre donc parfaitement l’impact des travaux sur le quotidien des usagers. En arrivant sur les quais ou en remontant vers la sortie, cet escalator inactif est impossible à ignorer. Les marches, que je monte maintenant à pied, semblent encore plus raides quand je porte des sacs ou quand je suis pressé. Autour de moi, j’entends souvent des voyageurs soupirer ou faire des commentaires.

Il faut noter qu’il n’y a pas d’ascenseur dans cette station et cela rend d’autant plus difficile, voire impossible, pour certains, d’accéder au métro. Pour les personnes âgées, les personnes à mobilité réduite ou encore celles qui transportent des bagages lourds, cette situation devient un lourd obstacle.  Cela met donc en lumière une question plus large : l’accessibilité du réseau RATP pour les personnes à mobilité réduite. Alors que certaines stations bénéficient de rénovations visant à améliorer leur accessibilité, Porte Maillot reste un exemple marquant des défis que rencontrent ces usagers dans leur quotidien.

Mes photographies (PHOTOS 2,3) illustrent les travaux en cours et permettent d’observer l’évolution. On remarque par exemple comment les barrières temporaires de l’escalator changent les trajectoires habituelles, créant des zones de blocages ou obligeant les passants à emprunter des détours inhabituels.

Pourtant, même avec ces images, un élément reste remarquable : l’absence de vue des agents sur le terrain.  Ces ouvriers qui transforment la station semblent opérer discrètement, loin des regards des passants.

Finalement, cette discrétion, presque méthodique, soulève une question : est-ce volontaire, stratégique, ou simplement une conséquence des horaires et des conditions de travail ? Est-ce qu’il y’a un impact ?

Un constat quotidien : des travaux sans visages

L’invisibilité des agents de maintenance est un paradoxe intrigant dans un réseau si souvent en évolution. Puisqu’en effet, ce qui est le plus notable de mon enquête, c’est que je ne les ai pratiquement jamais croisés. À l’origine, en complément de mes observations, j’avais pour projet de réaliser un ou des entretiens avec des agents de maintenance de la RATP, à Porte Maillot. Lorsque j’ai tenté d’en apprendre davantage en observant ou en échangeant avec eux, j’ai été confronté à un mur d’imprévus. Les agents de maintenance ne sont pas seulement difficiles à trouver, mais également souvent pressés ou concentrés sur leurs tâches, ce qui rend tout échange compliqué. Par conséquent, j’ai rapidement compris qu’il allait être difficile d’aller au bout de cette idée car il est très rare d’apercevoir ces agents, surtout vu la place considérable que prennent ces travaux. À ce moment-là, j’ai d’abord remis en question toute mon étude en me demandant s’il n’était pas inintéressant ou inapproprié de parler d’eux sans même avoir leurs propres témoignages. Puis j’ai décidé d’aborder le sujet sous cet angle, celui de l’invisibilité des agents, en essayant de comprendre pourquoi on ne les rencontre pas souvent et surtout sur ce que cela produit comme effets sur les voyageurs.

À défaut d’avoir pu réaliser un entretien avec un agent de maintenance, j’ai quand même échangé avec un agent de station, une personne travaillant directement au contact des gens, notamment aux guichets. Bien qu’il ne fasse pas partie des équipes de maintenance, Pierre, l’agent de station avec lequel j’ai échangé, m’a apporté un éclairage sur cette impression d’absence des agents de maintenance. Selon lui, cette discrétion s’explique principalement par le fait que la majorité des interventions sont réalisées de nuit ou très tôt le matin, lorsque le réseau est fermé ou peu fréquenté. Ce choix permet de limiter les perturbations pour les usagers tout en garantissant une efficacité maximale des travaux. Ces horaires atypiques rendent donc les agents peu visibles pour le public, mais permettent une organisation optimale pour des travaux souvent complexes et exigeant.

En vue de mon analyse, j’ai aussi trouvé cela intéressant d’interroger directement plusieurs passants à la station Porte Maillot pour recueillir leurs impressions. Je leur ai demandé s’ils empruntaient cette station quotidiennement, s’ils avaient déjà aperçu ou croisé des agents travaillant à la maintenance, et quelle image ils avaient de ces interventions. Les réponses ont été assez variées. Certains, habitués des lieux, m’ont confié qu’ils n’avaient jamais vu d’agents de maintenance en action, ce qui renforce l’impression d’un travail qui se fait « dans l’ombre ». D’autres, plus occasionnels, associaient ces travaux à des nuisances passagères, comme le bruit ou les détours, sans prêter attention à la présence ou à l’absence des ouvriers.

Malgré les efforts de communication de la RATP, des usagers m’ont exprimé leur frustration face à ce qu’ils perçoivent comme une lenteur dans l’avancement des rénovations. Les barricades et les zones de chantier semblent pour l’instant stagner sans réel changement visible.

« On a l’impression que rien ne bouge. Les mêmes panneaux et des barricades sont là depuis des semaines ! », affirme Julie, une voyageuse régulière concernant l’escalator en maintenance.

Étant donné de l’absence d’agents visibles et d’informations précises, des usagers ont tendance à associer les travaux à un désagrément permanent, plutôt qu’à une amélioration en cours. Cette invisibilité devient aussi parfois une habitude. « Je ne m’attends plus à croiser qui que ce soit », m’a confié Lucie, une autre passante. « Je sais qu’ils travaillent quelque part, mais ça ne me concerne pas directement. » Cette remarque reflète une certaine distance entre les travaux de maintenance et elle, comme si elle percevait ces interventions comme des éléments abstraits du fonctionnement global du réseau, sans lien direct avec son quotidien.

Le fait que ces personnes ne soient pas visibles crée donc un décalage entre ces travaux essentiels et la perception qu’en ont les voyageurs. Bien que ces interventions discrètes permettent de maintenir une certaine fluidité, elles donnent parfois l’impression que rien n’avance. Cette situation montre l’importance d’une bonne communication sur l’avancement des travaux pour réduire les frustrations et leur permettre de mieux comprendre le rôle clé de la maintenance dans leur quotidien.

Cela renforce également une autre réalité : la maintenance est pensée pour être invisible. Le travail accompli ne doit pas être perçu comme une interruption, mais plutôt comme une continuité silencieuse qui garantit la sécurité et le bon fonctionnement du réseau.

Bien que mon travail repose sur des observations détaillées et sur mon expérience quotidienne en tant qu’usager de la station Porte Maillot, il présente toutefois des limites inhérentes à ma méthode employée. L’absence d’entretiens avec les agents de maintenance constitue une certaine lacune puisque leur point de vue m’aurait permis de mieux comprendre les contraintes techniques et logistiques qui guident les travaux, ainsi que les choix opérés en termes de planification et de mise en œuvre. De plus, les entretiens réalisés avec des passants, permettent de recueillir des témoignages, mais restent limités par leur échantillon réduit.

Ces échanges ponctuels ne permettent pas vraiment de refléter toute la diversité des expériences et des attentes des milliers de passagers qui transitent chaque jour par cette station.

Ainsi, il reste des zones d’ombres : quelles sont réellement les contraintes auxquelles ces travailleurs font face ? Pourquoi certaines infrastructures, comme les ascenseurs, restent-elles absentes dans une station aussi stratégique ? Ces questions, auxquelles je n’ai pas encore trouvé de réponses, représentent les limites de ma démarche, mais elles alimentent aussi mon intérêt pour ce sujet. Porte Maillot est aujourd’hui un espace en transition, où l’on perçoit à la fois les efforts de modernisation et les frustrations liées aux lenteurs ou aux choix faits.

© Julien HALLIOUA
© Julien HALLIOUA
© Julien HALLIOUA
Escalator en maintenance, Porte Maillot, 2024 ©Julien Hallioua
© Julien HALLIOUA
Nouvelle gare de Porte Maillot du prolongement du RER E, 2024 © Julien HALLIOUA

 

Notes de bas de page

[1] Site de la Régie Autonome des transports Parisiens (RATP), consulté le 01/12/24, https://www.ratp.fr/decouvrir/sorties-et-visites/culture/histoire-metro-ligne-1

[2] Site de la RATP, consulté le 01/12/24, https://data.ratp.fr/explore/dataset/trafic-annuel-entrant-par-station-du-reseau-ferre-2019/information/?utm_source=chatgpt.com&sort=-rang

Dans l’ombre des balais et des jets

Dans l’ombre des balais et des jets Quand nous dormons encore, d’autres sont déjà au travail. Presque invisibles dans les rues désertes, les agents de nettoyage préparent nos villes pour une nouvelle journée, effaçant les traces de la veille. Leur travail pourtant essentiel, se déroule souvent dans l’ombre et loin des regards.

Une routine effrénée

Son réveil sonne à 5h30. Tandis que la ville dort encore, Amadou, l’agent de nettoyage, commence sa journée. Il est l’un des premiers à quitter son lit, bien avant que les rues ne se remplissent de voitures et de passants. Après un rapide petit-déjeuner, il se prépare à affronter une journée de nettoyage qui s’étendra sur plusieurs lieux. À 6h15, il arrive dans un restaurant. Il fait son travail avec rigueur, passant de table en table, lavant les sols, et s’assure que chaque coin est propre avant l’arrivée du premier client. À 7h il quitte le restaurant pour se rendre à Kiabi, le magasin où je travaille. Il commence par balayer le sol, puis passe à la désinfection des comptoirs, des caisses, des rayons ainsi que de la réserve et de la salle de pause. Il s’assure de ne laisser aucun cintre trainer et chaque coin est passé au peigne fin. Quand j’arrive à 8h, avant que la grille s’ouvre, le magasin est déjà prêt à accueillir les clients, mais tout cela reste invisible : personne ne se doute du travail d’Amadou qui, dans l’ombre, a préparé les lieux.

Mais la journée d’Amadou ne s’arrête pas là. Après son passage au magasin, il poursuit sa tournée dans divers endroits de la ville : des bureaux, des commerces, des lieux publics. Chacun de ces espaces nécessite son attention, et il ne perd jamais son temps. Il a l’habitude de ces horaires décalés, de ce rythme effréné qui lui laisse peu de place pour les pauses. Quelques fois à la fin de sa tournée, il prend un dernier détour par les seuls toilettes publiques automatiques de la ville de Drancy. Là, il vide les poubelles, réapprovisionne les consommables (papier toilette, savon) et passe un rapide coup de nettoyage. Bien que ces toilettes soient équipées de systèmes de nettoyage automatiques, l’intervention humaine reste indispensable pour vérifier leur bon état et garantir une propreté irréprochable. Les machines, bien quelles soient avancées ne peuvent pas remplacer entièrement le regard et les gestes d’un agent de nettoyage.

Une nécessité non pas une vocation

Je considère Amadou comme un collègue de travail , au même titre que les autres employés. Cela s’est toujours fait naturellement : chaque matin après avoir nettoyer le magasin il reste pour échanger quelques mots avec nous. C’est pourquoi notre entretien s’est déroulé très facilement. Il s’est montré ouvert et curieux face à mon projet universitaire, et il a pris le temps de m’expliquer son quotidien, ses habitudes de travail et son ressenti vis à vis de son métier. Cependant, il a préféré rester anonyme.

Amadou m’a raconté que, bien qu’il passe souvent inaperçu aux yeux des clients, il se sent pleinement intégré au sein de l’équipe de notre entreprise. Par exemple, chaque fois qu’un anniversaire est célébré, il est invité et il y participe toujours. L’un des moments qu’il apprécie particulièrement est le Père Noël secret que nous organisons chaque année, nous nous échangeons des cadeaux autour d’un repas et il y participe comme tous les autres membres de l’équipe. Il m’a aussi confié que, partout où il a travaillé, les choses se sont globalement bien passées, « Les gens ont toujours été gentils avec moi ». Il n’a jamais ressenti de manque de respect ou d’exclusion et il a l’habitude d’interagir avec les équipes qu’il côtoie.

Cette attitude positive semble l’accompagner dans toutes les entreprises où il passe, rendant son métier plus agréable au quotidien. Cette conversation m’a fait réfléchir sur l’importance de l’intégration des agents de nettoyage dans les entreprises où ils travaillent. Souvent, l’imaginaire collectif tend à les marginaliser ou à les percevoir comme des travailleurs à part. Pourtant, dans certains cas, comme celui d’Amadou, la réalité est bien différente. Une inclusion sincère, des échanges et des moments partagés peuvent suffire à effacer les différences entre les rôles, en créant un environnement où chacun, quel que soit son travail se sent respecté et reconnu.

Cette perspective nouvelle que j’ai pu poser sur son intégration a aussi remis en question certains préjugés que j’avais inconsciemment intégrés. Cela montre que ces métiers, souvent invisibles, ne se résument pas à une tâche exécutée dans l’ombre. Ils montrent aussi qu’une société bien organisée peut permettre à chacun de trouver sa place avec respect et dignité.

En lui expliquant ce projet universitaire il n’a pas réellement compris le but et l’enjeu car pour lui ce travail, comme il est précaire, ne représente pas quelque chose d’essentiel au sein de la société. Pour lui c’est un métier comme un autre mais ce n’est pas un métier qu’on choisi.

En tant qu’agent de nettoyage, il est rattaché à une agence d’intérim qui l’envoie là où il y a des besoins. Il occupe certains postes stables comme dans le magasin, mais la plupart sont seulement des petites missions à droite à gauche. Ses journées sont souvent imprévisibles, il peut recevoir un appel le matin pour une mission dans un bureau, puis être redirigé l’après-midi vers un restaurant ou une galerie commerciale « Je ne sais jamais où je vais travailler la semaine suivante, ça dépend des missions ».

Il jongle entre plusieurs lieux chaque jour, parfois avec peu de temps pour se rendre d’un endroit à un autre. Il commence sa journée très tôt et il finit des fois tard, surtout lorsqu’il enchaîne les missions. « Je fais ce métier parce que je n’ai pas le choix, avec plusieurs emplois, je peux gagner un peu plus ». Ses journées longues et ses horaires irréguliers laissent peu de place pour le repos. Parfois, il enchaîne des semaines entières sans jour de repos, surtout lorsqu’il y a une forte demande.

Amadou a quitté sa famille au Mali il y a quelques années, avec l’espoir de leur offrir une vie meilleure. Il est venu en France seul, laissant derrière lui sa femme et ses trois enfants. « C’était une décision difficile, mais au Mali, il était impossible de gagner assez pour les faire vivre correctement. ». Cette vie d’errance professionnelle est loin d’être simple. Il envoie une grande partie de son salaire à sa famille restée au Mali, pour payer leurs besoins quotidiens et surtout l’éducation de ses enfants qu’il considère comme sa priorité. Son histoire est un exemple des sacrifices que font de nombreuses personnes pour assurer un avenir meilleur à leur famille.

Quand le cinéma idéalise, la réalité rétablit

Avant mon entretien avec Amadou, j’avais déjà conscience des conditions de travail des agents de nettoyage. Les horaires décalés, l’effort physique, le manque de reconnaissance : tout cela m’était connu, du moins en théorie. Mais en 2023, après avoir regardé le film Perfect Days (2023), un film qui m’a énormément bouleversée, ma perception a été partiellement biaisée. Ce film m’a plongée dans le quotidien d’un agent de nettoyage à Tokyo, transformant des gestes simples en un rituel presque artistique.

À travers la poésie visuelle du film, les tâches banales semblaient devenir des actes porteurs de sens, révélant une profondeur assez inattendue dans ce métier souvent « invisibilisé ». Le protagoniste, solitaire et très calme, m’est apparu comme un « héros invisible », une figure d’artiste du quotidien. J’en suis sortie avec une vision idéalisée de ce travail, oubliant que le personnage d’Hirayama n’était qu’une exception.

Mon échange avec Amadou a remis les choses en perspective. Ce qu’il m’a raconté de son quotidien m’a ramenée à la réalité. Les gestes mécaniques et les trajets incessants ne sont pas vécus comme des rituels poétiques, mais bien comme un moyen de subvenir aux besoins de sa famille. Loin d’être un choix de vie méditatif, son métier est une nécessité dictée par les contraintes financières. Perfect Days (2023) a su révéler une beauté dans ce métier, mais il m’a aussi éloignée de sa réalité concrète. Mon entretien avec Amadou m’a aidée à redéfinir ma vision : les agents de nettoyage ne sont ni des héros invisibles ni des artistes méconnus, mais des travailleurs essentiels qui accomplissent un travail éprouvant avec dignité.

La machine au service de la propreté

Pour la deuxième partie de mon article j’ai décidé de m’intéresser à l’automatisation des toilettes publiques et leurs limites. Comme Amadou me l’a dit durant notre entretien, il a souvent comme mission de se rendre dans les seuls toilettes publiques automatiques de la ville de Drancy pour vider les poubelles et pour le réapprovisionnement des consommables. J’ai donc décidé de contacter la société en charge de ces toilettes qui se nomme MPS Toilettes Automatiques.

Pour m’entretenir avec la société de toilettes automatiques MPS, les démarches ont été étonnamment simples. J’ai d’abord contacté leur service client par téléphone, où l’on m’a rapidement redirigé vers leur responsable commercial. Ce dernier s’est montré très disponible et a pris le temps de répondre à toutes mes questions. Grâce à cet échange téléphonique, j’ai pu comprendre leur fonctionnement et les réalités liées à l’entretien de ces dispositifs. Comme il me la expliqué durant notre entretien, malgré l’automatisation des toilettes (désinfection de l’assise, tirage de la chasse et nettoyage du sol par jets à fréquence programmable) il faut prévoir des visites de contrôle pour le rechargement des consommables et un nettoyage manuel. Sa fréquence est liée à la fréquentation des sanitaires. Aussi, il est courant de prévoir un passage par jour pour les sanitaires ayant plus de 100 passages journaliers et de 1 à 3 passages par semaine pour les sanitaires ayant une fréquentation moindre. Je cite : « L’automatisation n’empêche malheureusement pas l’incivilité ».

L’automatisation des toilettes a été développée pour permettre en plus du nettoyage de gérer des horaires d’ouverture, de gérer le temps d’utilisation, la lumière etc. Concernant la maintenance, généralement sur les toilettes du marché il n’y a pas besoin de visite régulière de maintenance technique (pas de vidange, ni de pièces d’usure par exemple pour faire le parallèle avec les voitures). Généralement le personnel de nettoyage peut contrôler le fonctionnement et alerter les services compétents si il détecte une anomalie. Les automatismes permettent également d’alerter sur des anomalies de fonctionnement.

2024 L’impact social de cette avancée technologique

Si les toilettes automatiques permettent une gestion plus fluide de la propreté et de l’entretien, elles ont également un impact notable sur les emplois liés à ces tâches. En effet, l’un des avantages majeurs des toilettes automatiques est la réduction de la nécessité d’interventions humaines fréquentes. Grâce à des systèmes intégrés de nettoyage, de désinfection et de gestion des consommables, le besoin d’agents de nettoyage est considérablement diminué, en particulier pour les sanitaires très fréquentés.

Lors de mon entretien avec la société MPS, il m’a été précisé que, bien que des visites de contrôle et de maintenance manuelle restent nécessaires, la fréquence de ces interventions est bien moins élevée qu’auparavant. Cela conduit inévitablement à une réduction des heures de travail pour les agents en charge de ces tâches. Le responsable m’a même mentionné qu’aujourd’hui, dans de nombreuses villes, l’automatisation permet de se passer presque totalement d’un nettoyage physique pendant plusieurs jours, diminuant ainsi le besoin en main-d’oeuvre.

Si l’automatisation des toilettes semble offrir une solution économique et efficace pour les collectivités, elle entraîne de facto une diminution des postes de travail dans ce secteur. L’agent de nettoyage, au lieu d’être constamment sur le terrain pour surveiller et entretenir les installations, devient souvent responsable d’un suivi plus ponctuel, avec moins de tâches quotidiennes à réaliser. Ainsi, ce progrès technologique soulève une question cruciale : que faire des employés dont l’emploi est remplacé par la machine ?

Au-delà de la question de l’emploi, il y a également un impact social, car ces métiers, bien qu’invisibilisés, jouent un rôle important dans le maintien d’un environnement urbain propre. Ce constat soulève un paradoxe : alors que l’automatisation améliore l’efficacité et réduit la charge de travail, elle met en lumière la fragilité de ces emplois, souvent perçus comme secondaires, mais pourtant essentiels pour le bon fonctionnement de la ville.

Un référendum novateur

Dans de nombreuses banlieues françaises, l’accès aux toilettes publiques reste un véritable défi. Contrairement aux grandes villes, où les équipements sont souvent nombreux et bien entretenus, les zones périphériques souffrent d’un manque de commodités de ce type. À La Courneuve, la ville où je réside, ville de banlieue parisienne, la situation a longtemps été la même : très peu de toilettes publiques, et ceux qui existent sont souvent en mauvais état ou inexistants dans certains quartiers. Ce manque d’infrastructures crée une véritable gêne pour les habitants, mais aussi pour les visiteurs, surtout dans un contexte où la propreté et l’hygiène sont primordiales pour l’image de la ville.

Cependant, un changement est survenu récemment. La municipalité de La Courneuve a décidé d’aller plus loin en impliquant directement ses habitants dans la décision concernant l’implantation de toilettes publiques automatiques et gratuites. En novembre 2024, un référendum a été organisé, invitant tous les habitants de La Courneuve âgés de plus de 16 ans, quelle que soit leur nationalité, à voter sur ce sujet là. Cette initiative, novatrice dans son approche démocratique, visait à répondre aux besoins spécifiques des habitants tout en prenant en compte leur perception sur la question.

Ce projet ne se contente pas seulement de combler un manque d’infrastructures, il permet aussi d’offrir un accès à des toilettes modernes et sécurisées. L’automatisation mêlée à la gratuité répond à des enjeux de confort et d’accessibilité, tout en apportant une touche de modernité à un service souvent délaissé. C’est un exemple concret de comment les villes de banlieue, souvent perçues comme moins privilégiées peuvent initier des changements importants et innovants pour améliorer la vie quotidienne de leurs habitants.

À travers ce projet j’ai pu en apprendre davantage sur les métiers de nettoyage souvent invisibilisés. L’entretient avec Amadou m’a permit d’ouvrir les yeux sur la réelle vie de ces agents de nettoyage. Tout cela m’était connu mais seulement en théorie, discuter avec personnes et en apprendre plus sur leur quotidien et leur métier nous invite à s’ouvrir au monde qui nous entoure et faire attention à des détails qui peuvent parfois nous échapper. De plus l’automatisation, bien qu’elle soit perçue comme une grande avancée technologique est confrontée à certaines limites et problèmes sociaux. Cela nous invite donc à nous questionner sur la place de la technologie dans le monde professionnel en général.

Encombrants au cœur du 11e arrondissement : Et si on partait voir ceux que l’on abandonne ?

Les encombrants, nos véritables amis devenus finalement ennemis, qu’on a souvent chéri avant de leur dire « merci ».

Depuis que je suis jeune, je connais le service des encombrants, mais je dirai un peu superficiellement. Pendant les rangements ou les déménagements, avec mes parents nous avons souvent fait les demandes auprès de ce service des encombrants. Que ce soit du grand ou du petit mobilier, machines à laver, canapés, ou encore armoires et miroirs nous avons leur avons souvent dit « au revoir ».

Pour nous faciliter la tâche, la ville de Paris met à notre disposition un service entièrement gratuit afin de nous débarrasser du matériel que nous ne voulions plus.

Mais concrètement, comment ce service gère-t-il les encombrants ? Comment se passent les collectes ? Qui travaille, Quand ? A quel moment et grâce à quels moyens ?

Bien que ma famille et moi soyons adeptes de ce service, ces questions je me les suis posées dans le cadre du projet de recherche:  Qui nettoie les espaces de la ville ?

Première rencontre 

Début novembre, place Voltaire dans le 11ème arrondissement, il est environ 11h30 je rencontre une camionnette de la Propreté de Paris qui stationne non loin de chez moi. L’occasion se présentait à moi d’aller à la rencontre de ces agents présents ce jour-là. Ils animaient un petit stand « La Trimobile » où chaque habitant du quartier était invité, s’il le voulait, à apporter dans cet espace de tri, du matériel dont il ne servait plus afin de le recycler. Je me suis approchée de ce stand, non pas pour y déposer des objets mais pour expliquer mon projet de recherche en lien avec l’entretien des espaces de la ville. L’agent de service n’a pas directement su me répondre mais m’a invité à me rendre  à l’ Atelier Direction de La Propreté  de Paris 11 au 40-42 rue Pétion.

Une demande audacieuse pour une immersion sur le terrain

Quelques jours plus tard, le mardi 19 novembre, je me rendais sans rendez-vous au sein de ce Service de Propreté du 11ème arrondissement, arrondissement dans lequel j’ai grandi et dans lequel je vis toujours. J’ai immédiatement été accueillie par un Ingénieur du service au moment de ma venue. Il m’a gentiment accueillie dans son bureau où je lui expliquais mon projet de recherche. Il m’a demandé si je voulais m’entretenir avec l’un des agents du service des encombrants pour obtenir quelques informations sur le métier. Mais une idée trottait dans ma tête avant même de me rendre dans ces locaux :Il s’agit d’un réel métier de terrain : Est-ce que les observations ne seraient pas  plus parlantes que les mots ?

Avec un peu d’audace et de volonté je lui demandais s’il était possible que je traite cette question de l’entretien des villes en étant en immersion avec eux ? L’ingénieur qui m’a reçue à mon arrivée m’a longuement écouté puis m’a invité à me rendre dans le bureau juste à côté du sien. Il s’agissait du bureau de l’Agent de maitrise, le chef qui gère et coordonne les équipes des encombrants.

Je me suis à nouveau présentée et expliqué une fois de plus le projet, le cadre dans lequel il s’effectuait et les raisons qui m’ont poussé à me rendre dans ce service.

Finalement, l’agent de maitrise a accepté ma proposition d’immersion et m’a convié à une matinée d’observation le jeudi 21 novembre à 5 heures du matin. J’étais très heureuse et enthousiaste à l’idée de participer à cette journée immersive bien que l’horaire de rendez-vous me parût décalé par rapport à mes habitudes. Mais quoi de mieux que de se mettre à la place de ceux qui le font chaque jour et ce durant des mois et des années ?

Premiers pas dans l’atelier : entre découverte des engins et préparation des tournées

Jeudi 21 novembre, il est 4h30 le réveil est froid et difficile. Je me prépare à la fraicheur de l’extérieur. 5h30, je suis arrivée à l’Atelier de la Propreté du 11e arrondissement. L’Agent de maitrise me reçoit en bas du bâtiment et m’accueille avec un gilet fluorescent dédié aux agents du service de propreté pour qu’ils soient repérés. Une fois que je suis équipée et prête, l’agent de maitrise me fait visiter les locaux et me fait découvrir les machines de nettoyage qui se trouvent au sous-sol de l’atelier. Laveuses, souffleuses, balayeuses, bennes, nettoyeurs à haute pression, ou machines à remoque pour les encombrants j’ai eu la chance de découvrir les différents engins utilisés pour l’entretien des rues de Paris.

Chaque agent de nettoyage présent, avait son heure exacte de départ et de prise de poste : 6h04, 6h12… Chacun respectait son horaire à la minute près, tout était organisé et supervisé afin de se rendre sur les lieux de mission en temps et en heure. Pour savoir où et à quel endroit se rendre pour collecter les objets déclarés par les habitants, les agents de collecte prennent connaissance des itinéraires à suivre au sein des locaux où ils sont affichés, c’est une sorte de recensement faite amont afin de préparer les équipes à se rendre sur les lieux.

Hormis ces itinéraires inscrits dans les ateliers, ils travaillent aussi à l’aide d’une application « Dans Ma Rue ». Cette application est simple d’utilisation elle est accessible aux habitants qui souhaitent déclarer un encombrant en choisissant la catégorie de l’objet : meubles, électroménagers, sa taille : grand ou petit, en partageant une photo de l’objet et en mentionnant aussi l’adresse de dépôt, en général les personnes mettent leur adresse de domicile car les objets sont souvent déposés au pied de leur immeuble. L’application « Dans Ma Rue » est aussi un outil essentiel pour le travail des agents de collecte. En effet, c’est à travers elle qu’ils savent où ils doivent se rendre durant leur tournée, en fonction des dépôts des habitants : tout est mentionné sur l’application afin que l’agent puisse avoir le maximum d’informations concernant les objets déposés.

Avant de commencer leur tournée de collecte, chaque agent de service est équipé d’un « EPI » : Equipement de Protection Individuelle, cet équipement comprend les lunettes et les gants de protection, parfois les blouses et combinaison blanche de protection… Cet équipement est obligatoire et nécessaire pour la sécurité des agents qui peuvent parfois être amené à collecter des objets dans de mauvais états, parfois infestés de punaises de lit, de saletés, d’éclaboussures, d’excréments d’animaux.

En route avec les équipes : observer les défis et les réalités du terrain

Une fois que les agents étaient prêts à partir et après avoir vu l’ensemble des machines, je suis montée avec l’agent de maitrise dans l’une des camionnettes du service de nettoyage et nous avons, dans un premier temps suivi les grandes bennes de ramassage d’objets dans les itinéraires qu’ils devaient suivre. Après chaque ramassage d’objet ou dès qu’ils arrivaient sur le lieu de la collecte, les agents étaient toujours munis de leur téléphone afin de suivre le bon trajet mais aussi afin de prendre en photo les lieux une fois qu’ils avaient débarrassé les objets comme une preuve de leur passage.

Tout au long du chemin, nous nous trouvions derrière les machines de débarras d’encombrants et j’observais leurs mouvements, leurs techniques de repérage des encombrants, les différents mobiliers qu’ils étaient amené à porter : lourds, légers, grands ou petits. Nous passions devant les ateliers des Services de Propreté du 11ème arrondissement et j’observais une chose : tous les ateliers sont presque invisibilisés, ils ont été fait à la manière des bouches de métro, en sous-sol et imperceptible immédiatement. Aucun grand marquage ou descriptif pour signaler leur présence. Cela ne contribuerait il pas à leur invisibilisation ?   

Sur le chemin, en suivant les engins de collecte, l’agent de maitrise me donnait quelques informations concernant les collectes au sein du 11e arrondissement : « Tu sais, la particularité du 11ème arrondissement, le seul dans tout Paris, c’est qu’on n’a pas d’exutoire et c’est une problématique : c’est-à-dire que tout ce que l’on ramasse dehors, on n’a pas de point de recyclage pour les déposer, c’est un point sensible qui existe depuis des années. Alors du coup, on a une grande benne qui stationne à Nation partir de 6h30 pour ne pas que ça gêne trop les riverains. Sauf que dans une seule et même benne on ne peut mettre tout le matériel qu’on veut comme ça. On doit faire un tri au ramassage alors que normalement on ramasse tout et on trie à la fin dans une déchèterie. Et pour cela, on a des points de vidage extérieur au 11ème arrondissement. »

Découverte de la Déchèterie Colonel Fabien et du Cimetière du Père  Lachaise

Une fois que les machines de débarras des encombrants avaient fini leur tournée, nous nous sommes rendus au sein d’un lieu de vidage : La Déchèterie Colonel Fabien dans le 10ème arrondissement pour y déposer le matériel collecté. J’observais alors les différents lieux de vidage des encombrants, il y avait des bennes spécifiques destinées à la taille et à la catégorie du mobilier : qu’il soit petit ou grand, mais aussi qu’ils soient en bon état ou infestés de punaises de lit, les différents objets ne finissaient pas dans la même benne. J’ai eu la chance de visiter ces endroits qui sont initialement interdits au public.

Plus tard, nous repartions en direction du Cimetière du Père Lachaise où se trouvait là-bas, un atelier dont je n’avais pas encore connaissance car il se trouve à l’arrière du Cimetière. Je pouvais voir des caissons à dépression : de grandes bennes qui collectaient le matériel mais aussi des vieux branchages qui nuisaient à la propreté et l’entretien du lieu. Plusieurs petites camionnettes venaient déposer les collectes dans l’atelier qui se trouvait à l’arrière du Père Lachaise.

Après mes observations et avant de quitter le Cimetière, je croisais un autre agent de nettoyage sur place qui m’a dit : « Oh voilà que ça fait du bien de voir une femme qui travaille au Service de la Propreté, il y en a très peu. » Ce monsieur pensait que je faisais partie de l’équipe de nettoyage en raison de la tenue que j’avais enfilé le matin même, mais en réalité ce monsieur venait de soulever la question de la féminisation de ce métier, très peu présentes, les femmes représentent un faible pourcentage du personnel de nettoyage dans ces services, comme me l’a affirmé l’agent de maitrise.

Clôture d’une matinée immersive : vers une exploration de l’aspect technique

Il est 9h30, voilà que depuis 5h30 je suis chaque mouvement des agents de collecte au cœur du 11ème arrondissement. Très contente et satisfaite de cette matinée fraiche mais surtout riche en éléments d’observations, nous nous rendions dans un dernier lieu d’observation : l’Atelier des encombrants rue St Bernard, où j’observais là-bas, tous les engins de collecte des encombrants.

Après cette riche matinée du jeudi 21 novembre, où j’ai pu être en immersion complète au sein de ce service de Propreté de Paris, voilà qu’une question me traverse l’esprit : « Qu’en est-il réellement de l’aspect technique des collectes des encombrants ? » Bien que les agents de nettoyage utilisent une application pour recenser le matériel déposé dans les rues, comment se passe la suite ? Y a-t-il un travail plus complexe derrière tout ça ? Existe-t-il des points plus techniques ? Des fichiers à remplir, des données à recenser ?

Et bien j’ai fait part de mes interrogations à l’Agent de maitrise, qui m’a proposé de revenir dans les bureaux pour voir comment l’aspect technique de déclaration des encombrants était traité.

Deuxième journée immersive : Au cœur des bureaux découverte des aspects techniques de la gestion des encombrants

Mercredi 27 novembre 2024, il est 6 heures et me voilà en route vers les locaux du Service de Propreté du 11ème arrondissement pour une deuxième journée de découverte. Une fois de plus, je suis accueillie par le même Agent de Maitrise avec lequel je suis partie en tournée une semaine auparavant. Cette fois-ci, je n’avais pas besoin de porter de tenue particulière car toutes mes observations allaient se faire derrière un bureau au sein même de leurs locaux. Je m’installais alors aux côtés de l’agent de maitrise afin qu’il puisse m’expliquer dans les moindres détails toute la partie technique du département des encombrants. C’est à ce moment-là que je me suis rendue compte que j’avais plongé au cœur d’un système où tout fonctionnait avec une précision millimétrée.

Qui l’aurait cru ? A ma grande surprise, je découvrais que le travail des encombrants ne se limitait pas seulement à la collecte d’objets abandonnés. Ce métier là est bien plus complexe que cela et je l’ai découvert durant cette matinée en explorant les différents fichiers informatiques liés aux dépôts d’objets.

Tout d’abord, l’agent de maitrise m’a informé du fait que toutes les déclarations faites par les habitants sur l’application « Dans ma rue » pouvaient être diverses car en effet, sur cette application les riverains peuvent non seulement faire la déclaration de mobiliers et de petits objets à collecter mais ils avaient aussi la possibilité de signaler des graffitis, des rues en manque de propreté, des espaces où se trouvaient trop de feuilles au sol… Et peu importe la nature de la déclaration faite sur l’application, qu’il s’agisse de gros meubles ou d’une petite planche ou de quelques feuilles rassemblées au pied d’un arbre, les agents de nettoyage en charge de cela, étaient dans l’obligation d’intervenir dans un délai de 24 à 48 heures.

L’agent qui m’avait accompagné jusque-là, m’a aussi parlé d’une chose dont je ne m’attendais pas concernant la collecte des encombrants : Les tournées PAR. La collecte PAR correspond aux collectes des objets des Personnes à la Rue. Dans le cadre de ces opérations les agents interviennent pour dégager les encombrants (sauf objets personnels et couchages) en collaboration avec la police municipale, avec une fréquence de 2 à 3 fois par semaine. J’étais très surprise par cette information car je ne pensais pas qu’il était possible de ramasser les objets de ces personnes qui se trouvaient à la rue …Mais quelquefois, elles peuvent accumuler beaucoup de matériel, de gros objets très imposants dans les rues, gênant parfois la circulation des habitants et les abandonnant parfois sur place, me disait-il.

Concernant les machines dédiées au nettoyage des rues et aux collectes des encombrants, l’agent de maitrise m’expliquait en me montrant son écran d’ordinateur ce qu’on appelle « les fichiers sources » : ce sont les documents où figurent les différents engins de nettoyage et leur affectation à un arrondissement de Paris ou à un seul secteur seulement du 11ème arrondissement, le 11ème arrondissement étant coupé en 5 secteurs pour la répartition des missions.

Sur ces fichiers informatiques je découvrais ainsi la classification des engins en fonction des secteurs et des catégories d’objets qu’ils pouvaient transporter. Sur le terrain, les machines s’activent : les VXL arpentent les grandes rues pour ramasser les encombrants volumineux, tandis que les VL se faufilent dans les petites ruelles et impasses pour collecter les objets plus discrets et finalement les BOE : Bennes à Objets Encombrants se chargent de tous types de mobiliers. Comme j’ai pu le comprendre auparavant, chaque collecte est suivie pas à pas. L’agent de maitrise m’expliquait, en déposant sur le bureau un très gros classeur chargé de feuilles vertes, que chaque tournée des machines est retranscrite dans ce gros classeur rouge. On appelle ça « Les feuilles d’attachement » : ce document permet de joindre toutes les informations concernant la Benne à Objets Encombrants (BOE) : son heure de départ depuis l’atelier, ses lieux de passages, son heure de retour mais aussi le tonnage des objets collectés : c’est-à-dire le poids des mobiliers et objets collectés durant la tournée. Cette mesure s’effectue à l’entrée de la déchèterie après la collecte des objets, à l’aide d’une grande plaque qui se trouve au sol.

Après m’avoir présenté tous ces fichiers informatiques et ces dossiers interminables dans ces gros classeurs rouges, l’agent de maitrise me présente enfin un dernier document : « les feuilles de route » qui sont l’un des documents qui recensent entièrement toutes les informations essentielles et détaillées concernant les collectes des encombrants.

Clôture d’une découverte immersive : au plus près de la gestion des encombrants

Finalement, ma deuxième matinée s’achève sur l’aspect technique du métier, dossiers informatiques, heures de départs et d’arrivée ou itinéraires empruntés. Mon expérience a été riche en observations et  je suis fière de découvrir ce métier au cœur duquel je n’avais encore jamais plongé !

GUIDDIR LYDIA

Dans les coulisses de la propreté des bureaux à Paris

Dans le tumulte des villes modernes, certains acteurs essentiels à la vie urbaine évoluent dans un silence presque absolu, invisibles aux yeux de beaucoup. Agents d’entretien, ou encore techniciens de maintenance: ces travailleurs de l’ombre, omniprésents mais rarement remarqués forment la colonne vertébrale des espaces que nous habitons, et particulièrement des bureaux où leur labeur reste imperceptible mais primordiale.

Cette invisibilité soulève des questions profondes sur la reconnaissance sociale et l’équité dans nos environnements de travail. Pourquoi ces professions, indispensables au bon fonctionnement des espaces urbains et professionnels, sont-elles si souvent éclipsées dans les discours sur la ville ? Cet article explore cette question en s’intéressant aux agents d’entretien, en particulier dans les bureaux. Présents à des horaires décalés, invisibles pour la majorité des salariés, ils assurent la propreté et le bon fonctionnement de lieux de travail où tout semble prêt à l’emploi chaque matin. Ainsi, je souhaite explorer à travers cet article les facteurs d’invisibilisation de ces professionnels ainsi que mettre en lumière leur quotidien et rythme de vie.

Démarche et entretien :

Pour mieux comprendre la réalité de ces employés, j’ai eu l’opportunité d’échanger avec une agent d’entretien qui travaille dans des bureaux d’entreprise. Cette prise de contact a été permise par l’intermédiaire de ma mère qui la connaît personnellement. C’est avec beaucoup d’enthousiasme qu’elle a accepté de répondre à mes questions. Il s’agit d’Amina, 42 ans d’origine marocaine. Elle travaille dans une entreprise de propreté qui englobe 150 collaborateurs depuis cinq ans maintenant. Sa mission est d’intervenir dans un bâtiment de sept étages qui englobe plus de 5000 employés. Elle travaille du lundi au vendredi de 6h à 9h du matin.

Lors de cet entretien, elle m’a décrit en détail ses matinées, marquées par un réveil souvent très matinal : « Je me lève à 4h tous les matins. C’est difficile, surtout l’hiver, quand il fait encore froid et nuit dehors, mais je suis habituée. ». Cette routine est rythmée par des tâches répétitives mais essentielles : nettoyer, dépoussiérer, vider les poubelles, entretenir les sanitaires et veiller à la propreté générale des espaces communs : « Tout doit être impeccable avant que les employés arrivent » me dit-elle lors de notre entretien.  Elle m’a également parlé de son environnement de travail. Elle s’occupe d’une partie d’un étage de l’entreprise : « Je suis tellement habituée à mon espace de travail que j’y suis indifférente ». Cela reflète une banalisation de l’environnement de la part d’Amina ce qui est courant dans les métiers où les tâches sont répétitives. Par ailleurs, nous avons pu échanger sur ses collègues, originaires de milieux sociaux précaires également, avec qui elle entretient des relations bienveillantes fondées sur une entraide sans faille : « On s’entraide beaucoup. Même si chacun a ses tâches, on prend le temps de se parler, de se soutenir, surtout quand il y a des journées difficiles ». Ces relations, empreintes de solidarité, sont un pilier important pour elle dans ce travail exigeant et pénible.

Grâce à son témoignage, j’ai pu avoir un aperçu précieux des réalités de ce métier, souvent méconnu et trop rarement valorisé, ainsi que des défis qu’il implique au quotidien. En effet, à travers ses paroles, j’ai mieux compris les réalités sous-jacentes à cette profession,  des horaires décalés, une charge de travail physique, mais aussi la satisfaction d’un travail bien fait, malgré une reconnaissance parfois limitée.

Quelques jours après notre entretien, ma mère est venue me voir avec une nouvelle proposition. Elle m’a appris qu’Amina avait parlé de notre échange à son chef, et qu’il serait possible de réaliser une immersion auprès de son équipe. Ils avaient même besoin d’une personne pour un remplacement temporaire. Après quelques minutes de réflexion, j’ai accepté cette opportunité.

J’ai pensé que cette immersion était une occasion unique d’être dans la peau de ces employés et de comprendre de manière pratico-pratique leur quotidien. En effet, quoi de mieux que vivre cette réalité pour en saisir la profondeur ? En outre, participer à leurs tâches me permettrait d’observer leurs conditions de travail de l’intérieur.

Immersion : Début de journée et trajet

Il est 4h50 du matin lorsque je rejoins Amina à l’arrêt du RER D. On se salue et on attend tranquillement sous la fraîcheur de la nuit que le train arrive. Lorsque ce dernier est là, on avance jusqu’à un point précis du quai, les portes s’ouvrent exactement à l’endroit où nous sommes. Lorsque nous rentrons dans le wagon, Amina se dirige vers un groupe de quatre femmes, toutes d’origine maghrébine et les salue. J’ai rapidement compris que c’étaient des amis à elle et qu’elles se rejoignent toutes dans le train à une heure exacte afin d’aller au travail ensemble : « On se connaît toutes on a les mêmes horaires » me confirme-t-elle. Durant le trajet, elles discutent, rigolent, se racontent des anecdotes, partagent leur quotidien. Certaines s’interrogent sur ma présence, lorsque je leur réponds elles sont rapidement curieuses et me posent plein de questions : « Tu vas parler de notre métier ? », « Tu viens voir comment se déroulent nos matinées ? ». Je leur réponds en leur expliquant que c’est dans le cadre d’une enquête de terrain en vue de rédiger un article. Samia, l’une des amies et collègue d’Amina me demande si je suis journaliste, je lui réponds que je suis seulement étudiante en communication. L’une d’entre elles était un peu sur la défensive et dans la réserve. En effet, elle n’osait pas prendre part à la discussion pendant que les autres femmes me félicitaient de mon travail et de ma démarche. Durant le trajet, je m’assoupis un petit peu contre la vitre, le réveil à 4 heures du matin a été difficile. Amina me regarde et sourit : « C’est dur au début, mais on s’habitue » me dit-elle. Comme si elle avait compris dans mon regard que je me demandais comment font-elles pour être en forme et discuter entre elles à cette heure-ci. Le train poursuit sa route et les arrêts défilent. Une fois arrivée à Châtelet, nous descendons du train et montons au bord de la ligne 14 en direction de Saint Denis – Pleyel. Il est 5h40 lorsque nous descendons du métro avec Amina. La station est déserte, silencieuse. A ce moment, je ne peux m’empêcher de me questionner sur la sécurité de ces femmes, n’est-il pas dangereux pour un groupe de femmes d’être seules, à une heure si peu fréquentée dans les transports parisiens ? En nous dirigeant vers la sortie, nous apercevons un panneau indiquant que l’escalator est en maintenance. Devant nous, un long escalier s’élève, interminable.

Sortie de métro 14, Paris, Dounya El hajami

Amina ajuste son sac, visiblement lourd, et commence à gravir les marches avec difficulté. Je remarque que les autres femmes, également chargées, peinent à suivre le rythme. Chaque marche semble un effort supplémentaire. Spontanément, je prends le sac d’Amina, ainsi que celui d’une autre collègue, pour les alléger. Libérées de ce poids, elles montent avec plus de facilité, même si l’effort reste palpable. Une fois en haut, un sourire de gratitude éclaire leurs visages. Ce simple geste, pourtant banal, souligne les multiples défis physiques que ces travailleuses affrontent dès l’aube. En sortant de la bouche de métro, l’air frais nous caresse, il fait toujours nuit dehors. Au bout de quelques minutes de marche, nous voilà en bas d’une tour très volumineuse de sept étages. Amina passe son badge et la porte s’ouvre automatiquement. Nous traversons un couloir puis nous arrivons devant un local dans lequel on trouve plein de produits ménagers, des chariots, des chiffons, des sceaux, des gants et une multitude d’autres objets utiles au travail des agents de propreté. Amina me donne un tablier, un vaporisateur, une paire de gants en plastique et deux chiffons microfibres. Elle m’explique que c’est ce dont j’aurai besoin pour réaliser mes tâches. En même temps que je prends les objets que Amina me tend, une dame rentre dans le local : « Venez dans la cuisine du quatrième étage à 6h, c’est mon anniversaire j’ai préparé un gâteau » nous dit-elle avec un ton enthousiaste et jovial. Nous lui répondons que nous nous joignons à cette festivité avec le plus grand des plaisirs. Il s’agit d’une collègue d’Amina, elle s’appelle Gaëlle.  Quelques minutes après, nous nous rendons à l’ascenseur. Amina appuie sur le bouton de l’étage quatre et l’ascenseur se ferme. Quand nous arrivons elle passe son badge sur la porte et nous traversons la porte. Nous nous dirigeons vers la cuisine et cette dernière était déjà occupée par plusieurs collègues, travaillant à cette heure-ci également. On était environ une dizaine. Gaëlle avait déjà préparé sa table d’anniversaire. On y retrouvait le gâteau fait par ses soins, du Champomy, du jus d’orange et des gobelets. J’ai été très touchée par l’ambiance émanant de cette pièce. Elle nous découpe une part de gâteau chacun, nous lui souhaitons un joyeux anniversaire et on se prend tous en photo. J’ai beaucoup aimé partager ce moment avec eux. Nous avons énormément échangé et rigolé et j’ai pu observer à quel point ils étaient heureux de tous se rassembler pour cette occasion : « Nous ici, nous sommes devenus comme une famille au fil des années » me dit Amina. Qui aurait pu penser qu’ avant 8h des moments aussi précieux étaient partagés ? Ils m’expliquent qu’ils travaillent tous ici depuis des années et qu’ils s’y plaisent malgré la charge de travail et la difficulté. Ils ont réussi à créer un climat de travail agréable.

Immersion : Sur le lieu de travail

Chariot de ménage d’Amina

Une fois le temps passé ensemble terminer, le chef d’équipe me montre le site où je vais travailler. Je suis situé au troisième étage du bâtiment. Il me fait faire le tour des bureaux en me montrant les différentes zones à nettoyer. Je constate que l’espace est très grand et celui-ci est difficilement gérable par une seule personne. Toutefois, je vais devoir nettoyer les bureaux et les salles de réunions de l’étage à l’aide d’un produit de nettoyage neutre. Le chef m’explique que c’est un nettoyant non odorant et sans produit chimique pour préserver la santé des travailleurs. Les chiffons sont microfibres ce qui facilite le travail. Les bureaux sont majoritairement propres, mais il y a des traces de doigts et je suis chargé de les nettoyer. Pour les salles de réunions, je dois remettre en ordre les chaises et nettoyer les tables. La charge de travail me paraît interminable, plus je déambule dans l’étage et plus je prends conscience de la grandeur de l’espace qui m’entoure et des bureaux qui le compose. J’ai demandé au chef combien de mètre carré faisait l’étage : « Je ne connais pas la taille exacte mais je sais qu’il fait la taille d’un terrain de foot » me dit-il. Curieuse, je suis allée voir sur internet pour chercher combien mesure un terrain de foot et c’est 4050 m2 au minimum. À partir de là, j’ai pu réaliser de manière concrète la superficie. Les sols sont couverts de moquette. Je croise Adama qui est chargé de passer l’aspirateur et je le salue : « bon courage » me répond-t-il. Il n’est pas trop bavard remarquais-je. Je poursuis mon travail. Il est 7h50 et une employée arrive au bureau. Lorsqu’elle me remarque, elle me salue gentiment et me sourit : « Elle n’est plus là, Fatima ? », me demande-t-elle. Fatima est l’agent d’entretien que je remplace pour la matinée. Sur le moment, un peu surprise, je lui réponds simplement que je suis sa remplaçante pour aujourd’hui. Par la suite, elle s’est présentée à moi et m’a demandé mon prénom, comme si elle souhaitait se familiariser avec moi. Cette interaction m’a semblé significative. Elle m’a prouvé que certains employés remarquent les agents d’entretien et prennent le temps d’échanger avec eux, cherchant à créer un lien avec ces travailleurs dans l’ombre. Cela vient nuancer l’idée que ces travailleurs sont complètement invisibilisés socialement. Par la suite, je continue d’effectuer mes tâches dans le silence de la pièce. À des moments j’ai ressenti des moments de solitude. Le silence pèse lourd dans ce grand espace. Nous sommes vraiment seul face à tous ces bureaux, sans imaginer que quelques heures après, la pièce est surchargée de collaborateurs. Il est bientôt 9h et une fois mon travail terminé, je rejoins Amina à son étage. Je la trouve entrain de nettoyer une salle de réunion.

Amina qui nettoie une salle de réunion

Elle me demande directement comment ça s’est passé, si je n’ai pas rencontré trop de difficultés. Je lui explique que ça s’est bien passé mais que la charge de travail est quand même conséquente sur le site dans lequel j’ai travaillé. Avant que parte je la salue et la remercie pour toutes ces informations qu’elle m’a confiées et de sa gentillesse. Grâce à elle, j’ai pu avoir toutes les informations dont j’avais besoin. Je pars également saluer tout le reste de l’équipe en leur souhaitant un bon courage et une bonne continuation. Je tenais à tous les remercier car ils ont fait en sorte que je sois bien intégré même si c’était que pour quelques heures. Je dépose les affaires au local, je remarque que l’entreprise est plus animée qu’à mon arrivée, les employés commencent à arriver.  Je parcours le couloir et traverse la porte. C’est face à un Paris lumineux, animé et dynamique que je me retrouve désormais, loin du silence et de l’air frais de l’aube.

Vue depuis l’immeuble, Paris, Dounya El Hajami

Les défis et réalité du métiers

A)   Les horaires contraignant

L’un des premiers défis qu’ils rencontrent est lié aux horaires de travail. Effectivement, la plupart des tâches de nettoyage doivent être effectuées en dehors des heures de bureau afin de ne pas gêner les employés. Cela signifie que ces professionnels commencent leur journée très tôt, parfois dès 5 ou 6 heures du matin, ou bien finissent tard le soir. Pendant mon immersion, j’ai pu constater à quel point cela pouvait être exigeant physiquement et mentalement, surtout lorsqu’il s’agit de cumuler plusieurs lieux de travail dans une même journée comme c’est le cas d’Amina et plusieurs de ses collègues. De plus, ces horaires décalés impactent la vie sociale et familiale, ce qui représente une difficulté supplémentaire. Par exemple, Amina pouvait compter sur son mari pour déposer les enfants à l’école le matin. Sans cette aide précieuse, elle aurait dû gérer un défi supplémentaire en jonglant entre ses obligations familiales et ses horaires de travail décalés.

B)   Un travail physique et répétitif

Les tâches effectuées par les agents d’entretien sont physiques et demandent une grande endurance. Balayer, passer la serpillière, nettoyer les sanitaires, dépoussiérer, vider les poubelles… toutes ces actions répétitives peuvent engendrer des douleurs, notamment au dos, aux bras et aux jambes. La répétition de gestes sollicitant les mêmes parties du corps, ainsi que la position debout prolongée, rendent le métier difficile pour le corps, surtout à long terme. Amina m’a confié qu’elle rencontrait des problèmes aux genoux ce qui lui cause des douleurs.

C)   Le manque de reconnaissance et les conditions de travail

Le manque de reconnaissance est un autre défi majeur dans ce métier. Les agents d’entretien travaillent souvent en coulisses, et leur travail n’est remarqué que lorsqu’il n’est pas fait. Pourtant, la propreté d’un bureau est indispensable au confort et à la productivité des employés. Comme Amina me l’a dit : « Notre travail permet celui des autres ».

En plus de cela, les conditions de travail sont souvent précaires. Beaucoup d’agents d’entretien travaillent à temps partiel, enchaînant plusieurs emploie pour atteindre un revenu suffisant. Les contrats précaires, comme les CDD ou le travail intérimaire, sont fréquents dans ce secteur, ce qui renforce l’instabilité financière de ces travailleurs. Pour encore évoquer le cas d’Amina, elle enchaine un autre travail chez des particuliers directement après avoir fini celui du bureau. Elle m’explique également qu’elle a réussis à signer un CDI après plusieurs contrats en CDD.

Ainsi, mon immersion dans le métier d’agent d’entretien m’a permis de mieux comprendre la réalité de ce travail souvent invisible mais indispensable. J’ai pu prendre conscience des différents défis auxquels ces travailleurs font face. Le choix de la thématique de la part de notre professeur « Qui nettoie la ville ?» a éveillé mon intérêt pour ces métiers qui assurent la propreté de nos espaces. De ce fait, il serait intéressant de renforcer leur visibilité pour leur créer un climat de respect et de reconnaissance ce qui permettrait d’améliorer leur quotidien.

Dounya EL HAJAMI

Le Grand Parc: Des Acteurs au service du Vivant

3 regards sur le parc 

Journal de Pierre – Un jeudi au grand parc de Saint-Ouen

Ce matin, tout commence comme d’habitude : réveil à 7h, café tiède avalé machinalement, métro bondé direction Levallois, où se trouve l’entreprise. Mais aujourd’hui, pas de réunion interminable ni de mails sans fin. À 14h, je dois assister à une conférence… au grand parc de Saint-Ouen.

J’arrive au parc à 13h20, bien en avance. Parfait, je peux prendre mon temps. Je m’arrête à la boulangerie et m’achète un sandwich jambon-beurre, sans surprise mais toujours efficace. Avec ça en main, je décide de profiter du parc. L’air est frais, et c’est agréable de ne pas être pressé pour une fois.

La serre est en vue. Par curiosité, je vais faire un repérage. Quand j’entre, l’endroit est rempli par des plantes  et des affiches. Je me demande comment ce lieu va accueillir la conférence Je ressors et cherche un coin tranquille où manger.

Je finis par m’installer à une petite table en bois, juste en face d’un poulailler. C’est paisible ici. Les poules picorent tranquillement, et je me laisse aller à observer cette simplicité. Il me reste un croûton de mon sandwich. Sans trop réfléchir, je le lance à l’une des poules. Elle s’approche et cocotte doucement, presque comme un remerciement. Je souris, amusé, jusqu’à ce que mon regard tombe sur un panneau : « Merci de ne pas nourrir les poules. »

Un petit frisson de honte m’envahit. Je jette un œil autour de moi pour voir si quelqu’un a remarqué, mais personne ne semble avoir prêté attention à ma bêtise. Ce n’est pas bien grave, me dis-je, un bout de pain ne fera de mal à personne.

En me levant, je croise un employé du parc qui change les poubelles. Nos regards se croisent brièvement, mais nous n’échangeons pas un mot. Lui est concentré sur son travail, et moi, déjà préoccupé par l’heure.

Je regarde ma montre : 14h03. Zut. Je me dépêche vers la serre. En arrivant, je constate que presque toutes les chaises sont déjà prises. Je repère une place de justesse, à côté d’une collègue. Elle me sourit en me voyant arriver essoufflé. Je lui rends son sourire, un peu gêné mais soulagé d’être enfin installé.

La conférence débute. Le sujet est inattendu : l’importance d’importer du sel de Nouvelle-Calédonie. Deux heures d’écoute attentive, et pourtant, je repense encore à ces quelques minutes volées au parc. Un moment simple, mais étrangement précieux.

Qui a installé les chaises ?

 

Journal de Klara – Un jeudi au grand parc de Saint-Ouen

Ce matin, mon réveil sonne à 7h. J’appuie sur « Rappel » sans même ouvrir les yeux. Il re-sonne à 8h, puis à 9h. À chaque fois, je me dis : « Encore cinq minutes. » Quand je finis par me lever, je suis déjà en retard sur mon programme. Je prends mon petit-déjeuner, mais je suis énervée, comme si mon réveil était responsable de tout. Une tasse de thé vite avalée, je file sous la douche, me lave les dents, enfile mon ensemble le plus confortable:  un vieux sweat et un legging et je m’installe pour réviser mes fiches de droit du numérique.

J’avais prévu d’être productive, mais à 15h30, je n’en peux plus. La lumière du jour filtre à travers la fenêtre, et un petit soleil timide s’esquisse. Je décide de faire une pause. Je prends mes écouteurs, enfile mes baskets et sors marcher. Le grand parc de Saint-Ouen est tout près.

En arrivant, je remarque que le parc est étrangement vide. Ce n’est pas plus mal. Je marche le long des allées impeccablement entretenues. L’herbe n’est jamais trop haute ici, toujours tondue à la perfection, et les arbres déploient leurs branches nues, comme figés dans un instant de calme. Mes pas mènent vers la serre. Sur le chemin, j’aperçois une femme en pleine séance de yoga, seule sur sa natte, immobile dans une posture parfaite. Elle semble si concentrée que je n’ose pas faire de bruit, comme si je risquais de briser ce moment suspendu.

Quand j’arrive devant la serre, je remarque de la lumière à l’intérieur. Curieuse, je m’approche et colle mon front à la vitre. À l’intérieur, une dizaine d’hommes et de femmes en costume sont installés. Certains prennent des notes frénétiquement, d’autres acquiescent d’un air sérieux. Mais ce qui me fait sourire, c’est cet homme au fond de la salle. Il lutte désespérément contre l’envie de s’endormir, sa tête vacille légèrement. Un petit sourire se dessine sur mes lèvres.

Soudain, je sens une main douce sur mon épaule. Je me retourne et découvre une dame souriante, probablement la gardienne du parc. Une idée me traverse l’esprit : c’est peut-être l’occasion parfaite de lui parler de mon devoir pour l’atelier. Je dois interviewer quelqu’un qui travaille dans la maintenance. Alors, avec un peu d’hésitation, je lui explique rapidement mon sujet : « J’ai un devoir à faire sur les métiers de la maintenance. Est-ce que je pourrais vous poser quelques questions ? »

Elle reste souriante, mais me remballe poliment. « Oh, il faudrait voir avec la mairie pour ça, ma petite. Je ne suis pas autorisée à répondre. » Je hoche la tête, un peu déçue mais pas surprise. « Merci quand même, » je murmure avant de m’excuser.

Il est déjà 16h30. Je dois rentrer pour continuer à réviser. Sur le chemin du retour, je croise Louise, la petite que je gardais quand j’étais encore au lycée. Elle a grandi, mais son visage est toujours le même. Elle court vers moi et se jette dans mes bras. « Tu aimes ta maîtresse cette année ? » je lui demande en lui caressant les cheveux. Elle hoche la tête avec enthousiasme.

Quelques secondes plus tard, sa mère arrive. Il y a toujours ce moment un peu gênant où l’on se retrouve face à quelqu’un qu’on connaît à peine, même si on a été très proche de son enfant. Elle me sourit poliment. « Comment se passent tes études ? » me demande-t-elle. J’en profite pour lui répondre que ça va bien, mais que je dois me dépêcher de rentrer pour réviser.

Nous nous disons au revoir, et je reprends mon chemin. Je croise encore quelques enfants, avec leurs petits gilets jaunes pour être repéré facilement. En les voyant, je me demande comment le temps a pu passer si vite. À peine rentrée, je pense déjà à mes prochaines révisions, mais cette petite pause m’a fait du bien. Parfois, ce sont ces moments simples qui restent.

Qui a tondu la pelouse ?

 

Journal de Sarah – Un jeudi au Grand Parc de Saint-Ouen

Ce matin, comme tous les jours, je pars au travail à 9h. Je suis secrétaire dans un cabinet d’avocats.

La matinée file, rythmée par les rendez-vous, les dossiers, et quelques mails urgents. Pendant la pause, je croise ma responsable qui me parle de ses dossiers de plaidoirie entre Brest, Bordeaux et Paris. Elle me confie, presque lassée, que son métier est une passion, mais qu’il est difficile pour la vie de famille. « Je ne vois même plus mes enfants grandir, » dit-elle en claquant son stylo sur la table. Elle ajoute que sa fille passe toutes les vacances de Noël au centre aéré et qu’elle a dû embaucher une fille au pair pour avoir une présence à la maison.

Je l’entends soupirer, puis elle claque la porte pour attraper un Uber direction Montparnasse. Je reste assise à mon bureau, un instant perdue dans mes pensées. J’imagine ses enfants, et je ressens une pointe de tristesse pour eux. Ce n’est pas facile.

Comme si ce fil de pensée m’amenait à ma propre réalité, je me rappelle soudain que la nounou de Louise ne pouvait pas la récupérer aujourd’hui. Mon cœur se serre. Il est 16h, son cours finit à 16h30. Je me lève d’un bond et file.

Je cours jusqu’au métro. Heureusement, la ligne 13 est directe. Cinq arrêts, de La Fourche à Mairie de Saint-Ouen, puis dix minutes de marche rapide. Essoufflée, je n’ai même pas le temps de sentir la fatigue : je dois arriver à temps. Par miracle, j’atteins l’école pile à la sortie. Louise est là, son sac Olaf énorme sur son dos, super contente de me voir. Encore plus contente de se débarrasser de ce sac qu’elle me tend avec enthousiasme.

Nous marchons en direction du grand parc de Saint-Ouen. L’air est frais, les feuilles mortes craquent sous nos pas. L’herbe est verte, impeccablement entretenue, et quelques enfants jouent encore. Louise me lâche la main et court, mais elle s’arrête soudain et se jette dans les bras d’une jeune fille. Je fronce les sourcils, un peu dubitative, avant de réaliser qu’il s’agit de son ancienne baby-sitter.

En avançant, je me rends compte que je ne me souviens plus de son prénom. Je lui souris poliment, un sourire un peu gêné. « Comment se passent tes études ? » je lui demande, espérant que la conversation reste brève. Elle semble pressée, ce qui m’arrange. Nous échangeons quelques mots avant de nous séparer. Louise et moi avançons vers un banc, juste en face de l’aire de jeu.

Elle prend son goûter en vitesse et file jouer. Elle monte sur le toboggan et, comme toujours, m’appelle : « Maman, regarde ! » Pour la trentième fois, je l’observe glisser et je dois trouver des adjectifs plus enthousiastes que le précédent : « Génial ! Superbe ! Incroyable ! »

Le temps passe. Il fait déjà sombre. Une voix annonce que le parc va fermer. Deux hommes traversent lentement les allées pour nous prévenir. Nous ramassons nos affaires. Avant de partir, je passe par les poubelles. Une petite file de mamans s’est formée, toutes pressées de se débarrasser des restes de goûter. J’arrive devant les trois poubelles : la verte, la blanche et la bleu. Je sais que la brique de jus devrait aller dans la poubelle bleu… mais elle est pleine.

Je sens la pression des autres mamans derrière moi. Mon cœur d’écologiste se serre. Je jette la brique dans la première poubelle disponible, avec un petit pincement de culpabilité. Peut-être que j’aurais dû la ramener à la maison pour trier correctement… mais tant pis.

En repartant, je passe devant l’atelier attenant à la serre. Des employés rangent les chaises pliantes avec méthode. Un ballet silencieux et mécanique. Je les regarde un instant, fatiguée moi aussi. Louise s’accroche à mon bras, et nous nous dirigeons vers la sortie.

Sur le chemin du retour, je réfléchis déjà au dîner. Qu’est-ce que je vais préparer ce soir ? Quelque chose de simple, sûrement… La journée a été longue, mais finalement, elle a eu ses petits moments de douceur.

Qui a changé les poubelles ce matin ? 

 

Maintenance: un travail d’ombre, essentiel 

Le Grand Parc des Docks de Saint-Ouen* est bien plus qu’un simple espace vert. Situé en plein cœur d’une zone urbaine dynamique, il offre une bouffée d’air aux habitants, avec ses vastes pelouses, ses aires de jeux, ses sentiers serpentant entre les arbres, et même une serre où se tiennent des événements variés. C’est un lieu de vie, de détente, de rencontre. On y croise des joggeurs, des familles, des étudiants en quête de calme, et des travailleurs en pause. Chaque visiteur vit le parc différemment, mais tous profitent, consciemment ou non, du travail de ceux qui veillent à son entretien.

Mon rapport au parc n’est pas seulement celui d’une simple observatrice extérieure. En rédigeant cet article, je me suis moi-même projetée dans mon propre personnage « Klara ». Ce choix de me glisser dans leurs rôles est venu naturellement, car c’est souvent à travers les yeux des usagers que nous percevons l’espace. Mais il y avait une raison plus profonde : en racontant ces histoires, j’ai réalisé que je n’avais jamais véritablement prêté attention à ceux qui travaillent pour maintenir ce cadre si accueillant. 

Je n’ai pas croisé l’homme qui s’occupait de changer les poubelles ce jour-là, ni eu l’opportunité de discuter plus longuement avec la gardienne à qui j’ai brièvement parlé. Pourtant, ces figures  étaient bien là, quelque part dans le parc. Et des questions se sont mises à trotter dans ma tête : qui tond l’herbe pour que cette femme en legging rose fluo puisse pratiquer son yoga sans encombre ? Qui s’assure que le toboggan sur lequel joue Louise est propre, sécurisé, sans vis manquante ?

Il est facile d’imaginer Sarah, la maman de Louise, refusant de laisser sa fille jouer si le parc était mal entretenu. Un toboggan instable, des déchets éparpillés, une aire de jeux négligée… autant de détails auxquels elle ne pense pas, mais qui font toute la différence dans son expérience et celle de sa fille. Et c’est précisément là que réside l’importance de ces métiers : ils nous permettent de profiter du parc sans même y réfléchir.

En somme, ma démarche pour cet article m’a permis de comprendre que la maintenance est un travail omniprésent. Elle garantit la sécurité, la propreté, et la beauté de ces espaces que nous tenons parfois pour acquis. Alors, même si ces personnages que j’ai décrits sont en partie fictifs, ils représentent une réalité vécue chaque jour dans le Grand Parc de Saint-Ouen. Cette réflexion m’a ouvert les yeux sur l’importance de ceux que l’on ne voit pas forcement, et sur la nécessité de reconnaître le rôle essentiel qu’ils jouent dans notre quotidien.

Témoignage d’un agent d’entretien: dignité dans la discrétion

Lorsque j’ai croisé cette dame, que j’ai instinctivement prise pour la gardienne du parc, j’ai supposé qu’elle pourrait m’offrir un aperçu précieux sur la maintenance du Grand Parc de Saint-Ouen. Pourtant, dès que je lui ai expliqué brièvement mon projet, son attitude a changé. Elle m’a poliment expédiée, me conseillant de « voir avec la mairie ». Peut-être était-elle agacée, se sentant observée, surtout après m’avoir surprise en train de regarder par la vitre de la serre. Mon insistance avait peut-être éveillé une méfiance naturelle, comme si elle se sentait intruse face à ma curiosité.

Fidèle à son conseil, j’ai contacté la mairie, mais je n’ai jamais reçu de réponse. Était-ce parce que ma demande n’était pas prioritaire ? Peut-être n’avait-elle tout simplement pas été traitée à temps. Je ne le saurai jamais. Ce que je sais, en revanche, c’est que j’ai finalement trouvé un autre chemin pour obtenir des réponses.

Ce chemin, je l’appelle l’« entre-soi de la maintenance », une forme de réseau inattendu. C’est grâce à mon père, qui connaissait quelqu’un, lui-même lié à une autre personne, que j’ai pu entrer en contact avec quelqu’un travaillant dans ce parc. Ce terme d’« entre-soi » est souvent utilisé pour décrire des cercles privilégiés, mais ici, c’était tout l’inverse. C’est grâce à des liens indirects, presque accidentels, que j’ai pu accéder à cet univers. Cela m’a fait réfléchir : pour comprendre le travail  de la maintenance, faut-il forcément être proche de ceux qui le font ? Cette réalité n’est-elle accessible qu’à ceux qui ont un lien, de près ou de loin, avec ceux qui l’exercent ?

Le contact que j’ai obtenu a tenu à rester anonyme. Cela m’a intriguée, mais je comprenais son besoin de discrétion. Lors de nos échanges, il m’a expliqué qu’il s’occupait principalement de vider les poubelles de la ville, en suivant un roulement précis : un secteur le matin, un autre en début d’après-midi, en fonction des zones et des types de déchets.  

Le réveil est tôt, bien avant que la ville ne s’agite, et tout dépend des zones et des équipes attribuées. Certaines taches comme le vidage des poubelles, se fond en groupe: deux qui ramassent puis s’accrochent à l’arrière du camion et deux qui conduisent. Pour lui se sont les moments les plus agréables. Ils mettent de la musique et partagent des rires. Les jours de chance, il est dans l’équipe de « Jamel Debbouze », un surnom affectueux donné à un collègue qui fait rire tout le monde.  Mais l’efficacité reste primordiale: ils ont un parcours précis à suivre et un horaire à respecter, chaque zone devant être couverte. La fin du  tour mène souvent au Grand Parc.  Cette partie est la plus solitaire, même s’ils sont parfois plusieurs affectés à une même zone, ils travaillent rarement côte à côte. « Sinon, ce serait inefficace », a-t-il plaisanté. Le parc est vaste, ils continuent à pied, se baissent souvent pour ramasser, et doivent parfois soulever des charges lourdes. Le mal de dos s’installe vite, mais c’est le prix à payer pour que tout soit propre avant que la ville se réveille complètement. 

Pour lui, « le travail est le travail ». Il gagne sa vie honnêtement et n’a jamais été victime de moqueries ou de mépris ouvert. Pourtant, il a évoqué un phénomène subtil : ces regards furtifs de pitié qu’il reçoit parfois. Il a décrit cette sensation étrange, comme si les gens qui prenaient vraiment le temps de le regarder se sentaient obligés de lui témoigner une sorte de compassion involontaire. « C’est difficile à expliquer », m’a-t-il dit. « Ils ne sont pas méchants, mais c’est comme s’ils pensaient qu’il fallait avoir de la peine pour moi. »

Il m’a fait rire lorsque je lui ai demandé s’il lui arrivait de se sentir caché, presque effacé. Il a ri doucement et a répondu :

« Tu sais, c’est comme ça depuis toujours. Et je comprends. Quand tu reçois des gens chez toi, tu nettoies ta maison avant que les invités arrivent, pas pendant qu’ils sont là, non ? » Il a souri, puis a ajouté : « Moi, ma chérie, ce qui fait mal, c’est le réveil à l’aube, pas l’idée de ne pas être vu. Je n’ai pas besoin d’une médaille. Je fais juste mon boulot. Je demande simplement du respect ».

Cette phrase est restée avec moi. Elle m’a rappelé que, dans « l’invisibilité »  de son travail, il y a une dignité simple mais puissante. Son métier n’exige pas de reconnaissance éclatante, seulement le respect discret que nous devrions tous accorder à ceux qui veillent sur notre quotidien, même si nous ne les voyons pour certains que rarement.

Respect et réciprocité au-delà du visible 

Cet échange m’a offert une nouvelle perspective, mais surtout une réconciliation avec moi-même. Reconnaître ces métiers ne doit pas passer par la pitié presque vexantes pour eux, mais par un respect essentiel. Dans le Grand Parc, nous sommes tous interdépendants, même sans le savoir. Que serait la conference de Pierre si personne avait mit les chaises ? Comment le jardinier pourrait-il s’occuper  des poules sans les clés que la gardienne lui remet chaque jour ? Cette même gardienne, comment ferait-elle sans les agents d’entretien qui nettoient et préservent l’espace ? Enfin, sans visiteurs, sans enfants jouant ou étudiants révisant, ce parc serait vide. Sans vie, il n’y aurait pas de nécessité de maintenance. Chaque rouage compte.

Cet enchevêtrement d’histoires montre que nous vivons tous ensemble, liés, et que nous avons besoin les uns des autres. Aujourd’hui, je suis venue ici en tant que Klara, l’étudiante, mais demain, je serai peut-être Sarah, la maman, ou l’un de ces agents  veillant sur ce lieu.

Pour prolonger cette réflexion, je propose une vidéo-poème sur la maintenance, un hommage artistique à ceux que l’on ne remarque pas mais qui, silencieusement, façonnent nos espaces de vie. Car, au fond, nous sommes tous un fragment du Grand Parc, unis par des liens invisibles mais essentiels. 

 

Klara Lindebrings

 

*Le Grand Parc des Docks de Saint-Ouen est un espace vert public de 12 hectares à Saint-Ouen-sur-Seine, ouvert dans sa totalité le 7 décembre 2013. Le Grand Parc est géré par l’établissement public territorial Plaine Commune.

 

Étudiant et Technicien SNCF : Le Portrait

Pantin, 6h du matin
À l’aube, alors que Paris s’éveille lentement, une autre journée de voyages débute pour des milliers de passagers. À la gare de Pantin, un travail essentiel s’est déroulé dans l’ombre pour s’assurer que les trains en partance pour l’Est de la France soient prêts à affronter leur parcours. Pour Julien, tout commence lorsque la plupart des gens dorment.

Étudiant en droit notarial, Julien a passé plusieurs années à jongler entre les cours universitaires et des nuits de travail intenses. En tant qu’intérimaire, il consacrait toutes ses vacances à son poste, assurant des horaires nocturnes de 22h à 6h du matin. Ce rythme, exigeant et incompatible avec ses études pendant l’année, a bouleversé son quotidien, mais a aussi profondément enrichi son expérience personnelle et professionnelle.

Pour préserver son anonymat, nous l’appellerons Julien. À travers son témoignage, découvrez un métier hors du commun et l’histoire inspirante d’un jeune homme qui a su tirer le meilleur parti de cette double vie.

Son rôle, celui de remiseur-dégareur, consiste à vérifier que les trains sont prêts pour leur départ : état général, positionnement sur les voies, acheminement jusqu’à la gare de départ. « On commence à vivre la nuit, c’est un monde complètement différent, » raconte-t-il. « La gare est calme, presque irréelle. Mais il y a toujours cette pression : tu sais que la moindre erreur ou problème peut perturber l’entièreté du réseau ferroviaire en France. »

Ce travail exige une rigueur constante et une attention aux moindres détails. « Mon rôle à moi n’est pas tant technique, c’est plutôt un travail d’équipe. Chacun exerce son rôle lorsqu’on l’appelle pour une mission. On est tous connectés, on doit toujours être disponibles et efficaces à n’importe quelle heure. » 

©Photo prise par Julien / Gare de Pantin, Paris, 2024

 

 Dans cet article, nous explorerons le parcours atypique de Julien, étudiant en droit notarial et technicien SNCF, à travers trois axes principaux.

Tout d’abord, nous plongerons dans son quotidien professionnel, en mettant en lumière ses responsabilités en tant que remiseur-dégareur, un métier exigeant où rigueur et coordination sont essentielles pour garantir le bon fonctionnement du réseau ferroviaire.

Ensuite, nous verrons les défis et contraintes liés à son double statut, notamment l’impact des horaires nocturnes sur sa vie sociale et son équilibre personnel, mais aussi la complémentarité enrichissante entre ses études théoriques et son travail technique.

Enfin, nous aborderons la manière dont cette expérience a transformé sa perception des métiers techniques, tout en déconstruisant les préjugés souvent associés à ces professions méconnues, et son regard rétrospectif sur cette aventure marquante.

 

©Julien/ Gare de Pantin, Paris, 2024

 

Un Travail en Continu

Le rythme de travail de Julien et de ses collègues suivait un système de roulement en 3×8, garantissant une présence continue 24h/24 en gare. Les équipes se répartissaient en trois plages horaires : de 22h à 6h pour l’équipe de nuit, de 6h à 14h pour celle du matin, et de 14h à 22h pour celle de l’après-midi. Cette organisation permettait de couvrir l’ensemble des besoins d’intervention, quelle que soit l’heure d’arrivée ou de départ des trains.

Sept équipes se relayaient ainsi pour assurer le bon fonctionnement du service, chaque groupe apportant sa contribution pour maintenir la fluidité et la sécurité des opérations. Les intérimaires, quant à eux, étaient affectés à des équipes spécifiques. Leur rôle était d’alléger la charge de travail lorsque des titulaires prenaient des congés ou en cas de besoin supplémentaire, notamment pendant les périodes de forte activité ou les vacances scolaires.

Les Interventions 

Le travail de Julien et de ses collègues s’organisait autour des interventions, déclenchées à chaque fois qu’un train arrivait en gare. C’est le COM, l’agent chargé de la gestion des départs, qui les contactait pour transmettre les informations nécessaires. Par téléphone professionnel, radio, ou parfois en personne, il leur communiquait le quai, le numéro de la rame, et la nature de la mission. Chaque intervention était planifiée avec précision, car le respect des horaires de départ était une priorité absolue.

Les missions routinières de Julien incluent le changement de cassette dans les trains, une tâche essentielle mais souvent méconnue. Ces cassettes sont des dispositifs équivalents aux boîtes noires des avions. Elles enregistrent une multitude de données essentielles, comme la vitesse, le trajet, les horaires, et les éventuels incidents techniques. Ce processus permettait d’assurer une traçabilité.

« C’est une mission que l’on fait à la fin de chaque trajet », explique Julien. « Il faut s’assurer que la cassette est bien remplacée, car ces données sont indispensables en cas d’incident. Si quelque chose arrive, on peut revenir dessus pour savoir ce qui s’est passé, et c’est comme ça qu’on peut éviter des erreurs dans le futur. » Julien souligne l’importance de cette tâche, qui nécessite une attention particulière, car toute erreur pourrait compromettre la capacité à analyser des incidents en cas de besoin. « Ce n’est pas un travail qui se voit beaucoup, mais sans ces informations, il serait impossible de comprendre certains dysfonctionnements. » Bien que cela puisse paraître une simple tâche technique, elle joue un rôle clé dans la gestion de la sécurité et de l’efficacité des trains, tout en garantissant que toutes les données sont accessibles pour les enquêtes ou la maintenance future.

Les techniciens étaient également responsables de la vérification des DM7, des défaillances majeures qui exigeaient une attention particulière. Lorsqu’un DM7 était signalé, des consignes spécifiques leur interdisaient de manipuler les cassettes, afin de préserver l’intégrité des données jusqu’à ce qu’un expert plus expérimenté prenne le relais.

Une autre mission cruciale était le remplissage des sablières, des réservoirs contenant du sable qui est projeté sur les rails pour améliorer l’adhérence lors des freinages, particulièrement en cas de pluie ou de conditions glissantes. Sans cette intervention, la sécurité des trains pouvait être compromise.

Ces interventions exigeaient une parfaite coordination entre les équipes et une grande réactivité. Chaque geste comptait pour garantir que les trains reprennent leur service dans les meilleures conditions possibles. Ce fonctionnement méthodique reflétait à la fois l’importance de leur travail et la complexité de l’organisation en gare.

Chacun ses Jeux
Parmi les nombreuses missions qu’il a effectuées, Julien se souvient particulièrement de celles réalisées pendant des événements d’envergure, comme les Jeux Olympiques de Paris 2024. « Pendant cette période, l’une de nos consignes principales était de verrouiller systématiquement toutes les portes des trains une fois qu’ils arrivaient en gare et avant leur prochain départ, » raconte-t-il.

Cette tâche, en apparence anodine, avait un objectif clair : éviter que des touristes ou des personnes non autorisées accèdent aux trains. « Avant, on laissait les portes ouvertes en attendant que le prochain conducteur s’installe. Mais avec l’afflux de monde et le contexte de sécurité renforcée, ça n’était plus envisageable. »

Julien explique que pendant les JO, la SNCF avait anticipé les défis liés à l’arrivée massive de nouveaux visiteurs. Toutes les mesures de sécurité avaient été renforcées, et chaque technicien savait exactement ce qu’il avait à faire pour que tout se déroule de manière fluide. « C’était impressionnant de voir à quel point tout était préparé. Chaque détail comptait, et grâce à cette organisation, on a réussi à faire face sans encombre à des flux de passagers énormes. »

Il souligne que cet effort collectif a été crucial pour garantir la mobilité dans une ville sous pression. « Franchement, sans nous, je ne sais pas comment Paris aurait pu circuler avec autant de nouveaux visiteurs. C’était l’angoisse de plus d’un Français et, au final, tout s’est très bien passé. »

Les dangers du métier
Travailler sur les rails, même la nuit, n’est pas sans risque. Julien se souvient d’un moment particulièrement sombre : la mort d’un collègue d’une autre gare, électrocuté en pleine intervention.

« C’était un homme expérimenté, quelqu’un qui connaissait toutes les règles de sécurité par cœur. Mais c’est justement ça le problème. Avec l’habitude, beaucoup finissent par relâcher leur vigilance. » Il avoue qu’il lui est arrivé, au bout de quelques semaines, de négliger certaines mesures de sécurité, comme le port du casque.

Julien confie que cet événement l’a profondément marqué. « Ça te rappelle que ce que tu fais n’est pas anodin. Mais heureusement pour moi, j’étais bien encadré. Mes collègues veillaient sur moi et m’apprenaient à ne jamais sous-estimer les risques. » Pourtant, il raconte que ce genre d’accident n’est pas si choquant. « Ça fait partie du métier. »

 

Des nuits difficiles
Les horaires nocturnes ont profondément bouleversé le quotidien de Julien. « Travailler de 3h à 8h, ça change tout. Ton sommeil, ta vie sociale, même ta façon de penser. »

Pendant ses vacances universitaires, il adoptait un rythme presque décalé par rapport au reste de ses amis. « Je dormais en journée, je travaillais la nuit. Je voyais les vidéos de mes amis qui sortaient, faisaient des soirées sans moi. C’était assez dur, surtout l’été, car même si on travaillait à peu près tous, mon rythme et le leur étaient devenus complètement différents. »

Un contraste avec ses études de droit
Travailler comme technicien SNCF, tout en étudiant le droit, a offert à Julien une perspective unique. « Le droit, c’est très théorique. La maintenance ferroviaire, c’est tout l’inverse : c’est concret, immédiat, et tu vois les résultats tout de suite. »

Ce contraste lui a permis de développer des compétences complémentaires. « Mes cours m’ont appris à réfléchir de façon analytique, mais la SNCF, c’est le travail en équipe. Les deux m’ont énormément enrichi. » Cette complémentarité, bien qu’inattendue, l’a aidé à développer une vision plus large du monde du travail.

Ce premier emploi lui a permis non seulement de gagner en autonomie financière, mais aussi d’acquérir des compétences transférables dans son domaine d’étude : rigueur, gestion du stress, et travail en équipe. Certes, les horaires en 3/8 ou les interventions nocturnes ne sont pas faciles, mais Julien insiste sur l’importance de saisir les opportunités : « Ce n’est pas toujours le travail de tes rêves, mais c’est une étape importante. Quand tu cherches ton premier boulot, tu te rends vite compte qu’on te demande de l’expérience… pour avoir de l’expérience. C’est un cercle vicieux. »

Un Métier Sous-Estimé

Travailler à la SNCF, surtout en tant que technicien de maintenance, ne fait pas rêver tout le monde. Les préjugés sont nombreux : un métier répétitif, réservé à des profils peu qualifiés, ou encore une routine « facile » grâce à des horaires fixes. Mais pour Julien, ces idées reçues sont loin de refléter la réalité.

« Beaucoup pensent qu’on ne fait que regarder les trains passer, mais la vérité, c’est qu’il y a une énorme responsabilité derrière chaque intervention. Chaque détail compte, car la moindre erreur peut avoir des conséquences sur le réseau entier. Et contrairement à ce qu’on peut croire, ce n’est pas juste un job physique : il faut une vraie rigueur et une capacité à réagir vite, souvent sous pression, » explique-t-il.

Ces stéréotypes, Julien les a affrontés dès le début. Être étudiant et travailler de nuit a aussi souvent suscité des regards perplexes de ses amis ou proches, qui ne comprenaient pas pourquoi il choisissait un emploi étudiant plus classique. Mais pour lui, ces années à jongler entre études et maintenance ferroviaire ont été une leçon de vie : « J’ai appris à ne jamais sous-estimer un métier, quel qu’il soit. Ceux qui critiquent n’ont souvent aucune idée de ce que ça représente vraiment. »

« Je le referais sans hésiter »
« Honnêtement, je suis heureux d’avoir fait ça. Si c’était à refaire, je le referais sans hésiter, » confie-t-il avec un sourire. Il ne cache pas, toutefois, que décrocher un tel contrat d’intérimaire était en grande partie dû à un coup de chance. « J’ai eu cette opportunité parce que je connaissais les parents d’un ami qui travaillaient déjà à la SNCF. Ils m’ont aidé à entrer dans le réseau, et clairement, ça m’a donné un avantage. »

Cette réalité le pousse à admettre avec sincérité : « Tant mieux pour moi et pour lui. Ce sont des métiers peu connus, et on peut en profiter. Mais les places sont rares. » Julien insiste sur une vérité souvent négligée : même dans des métiers qui peuvent paraître peu attractifs, il est loin d’être facile de trouver un emploi en tant qu’étudiant. « On pourrait croire qu’il suffit de se présenter, mais la réalité, c’est qu’il y a une forte concurrence, même pour ce type de postes. »

Malgré tout, Julien n’hésite pas à conseiller ce type d’expérience. « C’est dur, c’est vrai, mais ça vaut le coup. C’est un métier où tu te sens utile, où tu apprends beaucoup, et qui peut vraiment faire la différence pour financer tes études. » Une recommandation sincère, teintée de réalisme, qui reflète bien son parcours.

Une Expérience Marquante

Le parcours de Julien illustre parfaitement l’importance des métiers de l’ombre, souvent méconnus mais essentiels au bon fonctionnement de notre quotidien. Derrière chaque train qui part à l’heure et arrive en toute sécurité, il y a des techniciens dévoués comme lui, prêts à intervenir à toute heure pour assurer un service irréprochable. Cette expérience, bien que ponctuée de défis et de sacrifices, a offert à Julien bien plus qu’un simple emploi étudiant : une leçon de rigueur, de travail d’équipe et de persévérance. Alors qu’il poursuit ses études de droit, Julien garde en mémoire ces nuits passées à la gare, convaincu que ce chapitre de sa vie l’a profondément enrichi et préparé à relever les défis à venir. « Ce n’est pas juste un job, c’est une expérience formatrice. Chaque mission m’a appris quelque chose, et ça se voit sur mon CV. » conclut-il avec fierté.

Emma Barsegian

Nettoyer et réparer la ville, sans effacer l’historique

Castellanos M. (2024, Décembre 2). Rue à côté d’ Oberkampf

 

Melany Castellanos/ 4 Décembre 2024

 

Les défis du nettoyage urbain

Quand on parle de nettoyage dans une ville, la première chose qui vient à l’esprit est des activités comme le balayage des rues, la collecte des déchets et le lavage des espaces publics. Cependant, cet effort va bien au-delà, en particulier lorsqu’il s’agit de préserver les murs et les façades, qui sont la vitrine d’une ville et le reflet de sa culture et de son histoire.

Les murs porteurs d’histoire et d’esthétique

Les murs d’une ville ne sont pas seulement des éléments structurels; ce sont des espaces qui racontent des histoires. Dans des villes comme Paris, les traces de publicités anciennes et les interventions artistiques modernes transforment les murs en témoins vivants du passage du temps. Par exemple, les vestiges de publicités pour le savon Cadum ou la peinture Ripolin restent visibles dans certaines zones, évoquant une connexion nostalgique avec le passé. Ces images, associées aux interventions urbaines contemporaines, génèrent un dialogue entre l’ancien et le nouveau, tout en soulevant des défis pour leur entretien et nettoyage.

Restaurer le passé, transformer le présent

Sous le Second Empire de Napoléon III, lors des grandes œuvres de modernisation de Paris sous la direction du préfet Haussmann, les murs ont aussi occupé une place importante, devenant des points d’expression, allant de la propagande politique à l’art urbain. 

Des années plus tard, des expositions comme La Franc maçonnerie dévoilée en 1940, Le Juif et la France en 1941 ou Le Bolchevisme contre l’Europe en 1942 sont des exemples marquants de l’utilisation de panneaux et de publicités dans les rues comme puissants outils de propagande sous le régime de Vichy, utilisés pour diffuser des messages de haine et de peur envers certains groupes sociaux et manipuler la mémoire collective à des fins politiques. (Voir affiches 1 et 2 ci-dessous)

              Image 1. Péron, R. (1941). Affiche. Musée Carnavalet, Histoire de Paris. Numéro d’inventaire : AFF2807.  Image 2 Jacquot, M. ( 1941 et 1942). Affiche. Musée Carnavalet, Histoire de Paris. Numéro d’inventaire : AFF4786.

Un dialogue urbain inattendu entre art, publicité et nettoyage

Bien que essentielle à l’économie urbaine, la publicité peut aussi se transformer en une forme de pollution visuelle, affectant ses habitants, parfois même sur un plan émotionnel. C’est ici que l’art peut intervenir comme une manière de réguler et, en même temps, de nettoyer la ville.

Dans la capitale française, l’impact des publicités incontrôlées a été régulé par des lois strictes, comme l’interdiction en 2007 des panneaux lumineux sur les élégants bâtiments haussmanniens et la loi Grenelle II de 2010, qui limite la publicité extérieure pour préserver l’architecture historique. 

Bien que ces régulations ne soient pas toujours parfaitement contrôlées, elles ont permis de conserver cette vue de Paris sans trop de publicité, car beaucoup se trouvent même désormais sous terre, dans certaines stations de métro.

       Castellanos M. (2024, Novembre 13). Métro parisien, Notre Dame des Champs

Des exemples d’invasion publicitaire dans les grandes capitales sont l’intersection des avenues de Times Square à New York, Shibuya à Tokyo et Mong Kok à Hong Kong, qui sont des épicentres de publicité massive, où des écrans LED géants et des panneaux lumineux envahissent les rues, devenant une surcharge visuelle.

Grenoble a été la première ville européenne à interdire les panneaux publicitaires en 2015, conformément au Règlement Local de Publicité Intercommunal (RLPI), interdisant les panneaux sur des terrains privés. 

Toutefois, supprimer la publicité ne résout pas nécessairement la question du nettoyage d’une ville, car de nombreuses personnes ont dénoncé sur les réseaux sociaux que la ville devait d’abord être débarrassée de la criminalité, avant de se concentrer sur la publicité, moins importante, surtout puisque la publicité retirée laissait des espaces vides qui ont été occupés par des graffitis sur les murs, symbolisant pour certains l’insécurité.

Dans une ville où chaque coin respire l’histoire et l’art, la publicité n’est pas complètement “ordures”, car dans des zones comme l’Opéra Garnier ou les Champs-Élysées, les annonces des marques de luxe renforcent l’image de Paris en tant que épicentre de sophistication et d’exclusivité. Cela nous dit que les panneaux ne sont pas de simples annonces; ce sont une extension de la narration culturelle et économique qui définit la capitale française.

L’art de l’intervention urbaine pour la durabilité et le nettoyage


                      Thom, T. (2018, 25 avril). Now billboard hijack-Rue de Mercadet, Paris.                                             Instagram: https://www.instagram.com/p/xyz123abc 

Dans ce contexte urbain où la publicité et la consommation prédominent, j’ai rencontré Thomas Schmitt, un artiste, qui a pris pour tâche de maintenir la ville, mais d’une manière plus artistique.

Thom Thom a développé une pratique artistique alliant créativité, durabilité et réflexion sur l’espace public. Sa technique des “découpages” réinterprète les panneaux publicitaires existants, leur donnant un nouveau sens et montrant une manière alternative d’aborder l’entretien urbain.

Entre Couches et Cicatrices, nettoyer sans effacer le passé

               Thom, T. (2024, 13 mai). Lundi 13 mai 2024 18h24, Paris.  

Thom Thom se distingue par son travail direct avec les panneaux publicitaires. Au lieu de les détruire, il les découpe, les superpose et reconfigure pour créer des compositions abstraites. Ce processus permet de révéler les couches sous-jacentes des affiches, mettant en valeur leur richesse visuelle.

“Quand j’interviens sur une affiche, je ne la détruis pas; je la réactive, je la réinterprète”, explique Thom Thom. Sa technique transforme les affiches en pièces qui redéfinissent l’environnement urbain, offrant une perspective différente sur la saturation visuelle causée par la publicité. 

L’approche de Thom Thom a une forte composante durable. Au lieu de créer de nouveaux matériaux, il réutilise des éléments existants, comme des panneaux publicitaires usagés. Ce processus est un exemple d’économie circulaire, où les déchets visuels sont transformés en pièces artistiques, réduisant ainsi la production de déchets.

“C’est aussi cette idée de pouvoir créer quelque chose à partir de la destruction et c’est aussi la critique que j’ai faite du capitalisme, c’est une critique esthétique parce que je rends les affiches peut-être pas plus belles, mais parfois plus intéressantes et en revanche, je leur donne une troisième dimension et je leur donne une profondeur”, explique l’interviewé.

De déchets à art, pour un nettoyage créatif de la ville

De plus, sa pratique aborde un problème courant dans de nombreuses villes : l’accumulation de panneaux obsolètes. À cet égard, ses interventions peuvent être vues comme une forme de maintenance urbaine, aidant à équilibrer visuellement l’espace public. Dans des villes comme Paris, où la préservation du paysage architectural est une priorité, cette perspective prend une grande importance.

Cette technique, Thom Thom l’a également appliquée dans d’autres villes qu’il visite en plus de Paris, comme Valencia en Espagne et Londres, où il met également en lumière la grande quantité de publicité générée dans le monde.

Le travail de Thom Thom est étroitement lié aux changements dans l’environnement urbain. Il observe comment les affiches s’accumulent dans certains endroits, notamment dans les zones commerciales ou les espaces abandonnés, et sélectionne les moments et lieux où son intervention peut avoir le plus grand impact.

“Il y a des magasins qui ferment et comme la vitrine va être abandonnée dans quelques semaines, il y a des endroits où les affiches vont pouvoir s’accumuler, je les découpe et puis je les laisse sur place et à ce moment-là elles sont détruites ou recouvertes ou alors ça devient dès œuvres que j’ai collées sur une toile”, ajoute Thomas.

Messages invisibles, sur la machine génératrice de déchets : le consumérisme

En intervenant sur les panneaux publicitaires, il capture une partie du contexte social et culturel dans lequel ils ont été créés, contribuant à une réflexion sur la relation entre les villes, leur identité et la consommation. Ce que Thomas tente de démasquer, c’est aussi ce que la publicité cachée, en découpant couche après couche, et au final, dans ses pièces, nous pouvons observer un aspect parfois humoristique qui peut rester à l’interprétation du récepteur.

Dans cet acte transformateur ou de maintenance de la ville, on pourrait dire qu’il peut aussi y avoir des problèmes, car la maintenance “créative” ou “d’initiative citoyenne”, pour ainsi dire, n’est pas totalement permise dans une ville, puisqu’il s’agit d’une activité qu’il décrit comme pas tout à fait légale mais pas illégale non plus.

“C’est pas légal ce que je fais, mais c’est pas illégal, quand les affiches ne sont pas légales elles non plus, c’est pas du tout illégal puisque j’enlève des affiches qui ont pas le droit d’être là, mais quand je le fais dans le métro là bas d’ailleurs, je me suis fait arrêter en mars dernier et j’ai payé une amende”, révèle Thom, Thom dans l’interview.


Thom, T. (2023, 6 juillet,). #échantillonnisme   /  Thom, T. (2024, 29 novembre). Bonnet d’Âme

L’acte révolutionnaire de réparer et de transformer plutôt que d’éliminer

L’entretien urbain ne consiste pas seulement à effacer ce qui est “hors de place”. Depuis 2015, Paris a misé sur la réutilisation et le recyclage comme partie intégrante de sa stratégie de nettoyage. Réparer et recycler les matériaux au lieu de les jeter aide à réduire la charge pour ceux qui accomplissent ces tâches au quotidien, tout en minimisant l’impact environnemental.

Une ville propre n’est pas seulement celle qui a une apparence soignée, mais aussi celle qui fonctionne de manière durable et favorise la participation citoyenne dans la préservation de son patrimoine.



Thom, T. (2022 Novembre, 24). Cutting in the UK     / Thom, T. (2022, Decembre, 3). Un parfum de liberté

Thom Thom montre que l’intervention urbaine peut être un outil pour revitaliser l’environnement, en combinant créativité, durabilité et entretien visuel. Son travail suggère que le nettoyage de la ville ne signifie pas nécessairement effacer, mais réinterpréter et transformer les éléments existants.

Un autre point important dans l’entretien des grandes villes est l’utilisation de produits chimiques pour nettoyer les murs, car aujourd’hui, une partie du nettoyage et de la contribution à la préservation de la ville consiste à rechercher des alternatives plus durables, telles que la biotechnologie pour éliminer les graffitis ou la pollution sans endommager l’environnement. De cette façon, on donne plus de temps de vie à la publicité sans utiliser de produits chimiques nuisibles à l’environnement.

L’adoption de ces technologies biologiques peut nécessiter des investissements initiaux importants, mais les avantages à long terme, tels que la réduction des coûts de maintenance et l’impact environnemental, compensent généralement cet investissement.

L’avenir du nettoyage urbain : du savon à l’automatisation ?

Si nous nous dirigeons de plus en plus vers l’automatisation de ces tâches que, pour l’instant, tout le monde n’est pas capable d’effectuer, lors d’une conversation avec une amie d’origine taïwanaise, elle disait que dans son pays, il était habituel de remercier les personnes qui nettoyaient la ville. Mais dans une époque d’automatisation, serons-nous capables de remercier les robots ? Et la publicité sur les murs pourrait bien évoluer et laisser le papier comme un souvenir.

Peut-être que si nous parlons de l’avenir des panneaux publicitaires traditionnels, nous pouvons formuler différentes hypothèses, comme le fait qu’ils seront remplacés par des écrans interactifs qui personnalisent le contenu en fonction des données démographiques du public à proximité. Ou peut-être que chaque personne verra dans l’espace publique, la publicité personnalisée, selon l’algorithme de recommandation. Les écrans numériques, hologrammes et annonces interactives pourraient occuper les espaces qui ont traditionnellement servi de toiles pour l’art urbain, comme les fresques murales ou les graffitis.

Le nettoyage du futur et les tendances émergentes

Les villes intelligentes mettent souvent en place des technologies de surveillance, ce qui pourrait rendre difficile le développement spontané de l’art urbain, car des activités telles que le graffiti ou ce que fait Thom Thom pourraient être rapidement détectées et supprimées.

Cependant, cela pourrait aussi permettre d’avoir des murs avec de la réalité augmentée et des projections numériques, peut-être plus durables et combinées avec l’art ; dans le cas de l’artiste Thom Thom, il préfère rester davantage à l’écart du numérique et continuer à entretenir son style sur les affiches, bien que son travail puisse finalement être éphémère, car lorsque les affiches publicitaires sont complètement enlevées, son travail reste enregistré dans ses photographies et réseaux numériques. Ce qui implique un mouvement constant de sa part pour continuer à renouveler de nouvelles affiches.

Ainsi, l’entretien urbain se révèle non seulement comme un besoin pratique, mais aussi comme un espace où convergent l’histoire, la créativité et la durabilité dans le paysage urbain, et que la technologie en constante évolution peut nous amener à réfléchir à d’autres aspects du nettoyage d’une ville, au-delà de ce que nous voyons et de ce qui est physique.

Comme Thomas, nous pouvons trouver d’autres personnes qui essaient de donner une meilleure image à la ville, qui ne sont peut-être pas aussi visibles parce qu’elles ne portent pas un uniforme fourni par le gouvernement pour mettre en valeur leur travail, mais même lorsqu’elles sont visibles, la quotidienneté fait qu’on n’accentue parfois pas suffisamment l’entretien, le nettoyage et l’ordre de la ville, alors que cela constitue une base pour le succès et le développement d’une ville.

 

 

 

Références: 

Moreno Cantano, A. C. (2016). Propagande de la haine et de la peur : Une exposition anticommuniste dans la France de Vichy : Le bolchevisme contre l’Europe (1942). Diacronie. Studi di Storia Contemporanea, 25(1), Article 1. (pages 14-23)

République Française. (2010). Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement. https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000022409936/

Thom Thom, & Chrixcel. (2024). Guide du street art Paris. Éditions Gallimard, Collections Alternatives.



                                                                                    

Les terrains de football : les secrets d’un gazon toujours parfait

Lorsqu’on pense à un terrain de football, on imagine immédiatement les stars du ballon rond qui y évoluent : Messi, Ronaldo, Mbappé… Si les joueurs captent toute l’attention lors des matchs, un facteur déterminant de leurs performances est souvent mis de côté par le public ou peu évoqué : la qualité du terrain. Et cette qualité, on la doit au jardinier, dont la mission  quotidienne est de maintenir la pelouse dans un état impeccable.

Cette année, lors de mes entraînements hebdomadaires d’athlétisme, chaque jeudi, au stade Charléty, situé dans le 13e arrondissement de Paris, ma passion pour le football m’a naturellement poussé à observer le terrain, terrain sur lequel joue le club de 2ème division de la ligue de football française, le Paris FC. À chaque séance, mon regard se portait sur le gazon et sur les différentes techniques employées par les jardiniers pour préserver son éclatante verdure. Pourtant, je ne comprenais ni ces méthodes ni leur importance.

Terrain de football du stade Charléty. Crédit Rohan Balloo 14 novembre 2024
Terrain de football du stade Charléty. Crédit Rohan Balloo 14 novembre 2024

Ces moments d’observation étaient brefs, et je n’avais jamais envisagé de chercher des réponses sur internet ou d’interroger un jardinier pour comprendre à quoi servaient ces techniques. 

C’était le cas, jusqu’à ce que notre professeur Jaércio da Silva, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris-Panthéon-Assas , nous confie un devoir qui porte sur le thème : « Qui nettoie les espaces de la ville ? », et ça m’a naturellement conduit à m’intéresser au terrain du Charléty.

Ce sujet a été le point de départ d’une réflexion plus large, m’amenant à explorer les aspects techniques et humains de l’entretien des pelouses sportives. À travers mes recherches et mes rencontres, je m’efforcerai de répondre à cette question : en quoi le travail méticuleux des jardiniers joue-t-il un rôle crucial dans la performance sportive ?

D’une part, je présenterai mes observations puis le quotidien d’un jardinier spécialisé dans l’entretien des terrains sportifs à travers un entretien, en explorant ses tâches, les outils qu’il utilise et les normes qu’il doit respecter. Ensuite, je m’intéresserai aux innovations technologiques qui accompagnent ce métier, tout en mettant en lumière l’équilibre entre l’utilisation des machines et le savoir-faire humain. Enfin, je traiterai de la reconnaissance limitée de cette profession en France, en la comparant à un autre pays et j’examinerai l’importance de sensibiliser davantage le public et les joueurs à cet aspect invisible mais essentiel du sport.

D’un point de vue méthodologique, j’ai principalement basé mon analyse sur mes observations, un entretien approfondi et des recherches sur les pratiques nationales et internationales.

 

Observer l’entretien d’un terrain de football ne se fait pas en un jour 

Là d’où je viens, à l’île Maurice 1 , il y a très peu de terrains de football bien entretenus. C’est pourquoi, lorsque j’en vois un en parfait état en Europe, je ne peux m’empêcher d’imaginer enfiler mes crampons et frapper dans un ballon sur une pelouse impeccable, sans bosses ni défauts. Cette fascination m’a poussé à comprendre comment entretenir un terrain de football aussi soigné que celui du Charléty, et le cadre de ce devoir m’a offert l’occasion idéale pour entamer mes observations et recherches.

Je peux dire que mes observations ont véritablement commencé début septembre, lors de ma première séance d’athlétisme. Bien que ce ne fût pas une observation continue, j’ai remarqué des éléments qui ont suscité ma curiosité, comme les tâches des jardiniers qui changeaient chaque semaine. En effet, chaque jeudi, entre 12h et 14h (l’heure de mes entraînements d’athlétisme), les jardiniers ne faisaient jamais les mêmes tâches ; chaque semaine, c’était différent. De temps en temps, un jardinier arrosait, puis se consacrait à d’autres tâches qu’on ne pouvait voir que de près. La semaine suivante, il tondait la pelouse. 

C’est après avoir reçu le devoir de Monsieur Da Silva que j’ai décidé de concentrer davantage mes observations, même si le temps limité m’empêchait de rester plus longtemps au stade. 

Au départ, j’ai choisi de ne pas interagir avec le jardinier pour que mes observations restent naturelles. Je craignais que, s’il savait que je l’observais, cela influence sa manière de travailler. Mon objectif était de comprendre son travail tel qu’il se déroule réellement, sans que ma présence n’interfère, ce qui renvoi dans un sens à l’effet Hawthorne 2

Lors des premières séances, après avoir eu les consignes du devoir, mon attention, ainsi que celle de mes camarades, a été attirée par de curieuses traces de mousse blanche, disposées en quadrillage millimétré sur le terrain. 

Mousse blanche sur le terrain du Charléty. Crédit : Rohan Balloo, 28 novembre 2024
Mousse blanche sur le terrain du Charléty. Crédit : Rohan Balloo, 28 novembre 2024

À quoi servaient ces mousses ? Étaient-elles des repères ? Un type d’engrais pour nourrir le terrain ? Et pourquoi ne voit-on jamais ce genre de mousse à la télévision avant les matchs de football ? 

Il n’y avait pas que la mousse qui suscitait mon intérêt, bien sûr. Il y avait également d’autres tâches qui semblaient assez aléatoires, car elles ne se répétaient pas forcément d’une semaine à l’autre, comme le fait que le jardinier enfonce des « pics » sur le terrain puis les enlève quelques heures après. Parfois, des sons familiers, comme celui de la tondeuse, ou même l’odeur du gazon mouillé venaient s’ajouter en toile de fond, créant une ambiance caractéristique du lieu et de mes séances d’athlétisme. 

Bruit de moteur d’une tondeuse à gazon. Crédit : Rohan Balloo

Mes observations, parfois monotones, m’ont fait réaliser qu’entretenir un terrain de football, mesurant entre 90 et 120 mètres de long et entre 45 et 90 mètres de large, pouvait être long. J’ai alors compris que me limiter à observer ne suffirait pas pour saisir pleinement les enjeux de l’entretien de cette pelouse. Il était essentiel de me rapprocher des jardiniers pour mieux comprendre leurs tâches.

 

Le quotidien d’un jardinier spécialisé en terrain sportif

Ainsi, un jour après mon entraînement d’athlétisme, j’ai cherché à rencontrer l’un des jardiniers chargés de l’entretien du terrain de football du stade Charléty.

Je n’ai pas adopté une méthode très traditionnelle pour la prise de contact. Plutôt que de passer par les responsables du stade ou un autre intermédiaire, j’ai décidé de chercher directement sur place un jardinier responsable de l’entretien du terrain. Ce n’était pas une tâche aisée, car le stade est vaste et comporte de nombreuses entrées et couloirs mais j’ai fini par le trouver. Cette approche ne me garantissait évidemment pas de tomber sur lui du premier coup, mais j’ai eu la chance de le trouver au bon moment.

Rencontrer Matthieu Noël, 33 ans, jardinier spécialisé en terrain sportif au stade Charléty, c’est découvrir un métier peu connu mais crucial pour le bon déroulement des matchs. Ce n’est pas n’importe quel jardinier qui peut s’occuper d’un terrain comme celui du Charléty, comme je l’avais cru jusqu’à ma rencontre avec Matthieu, mais bien des jardiniers spécialisés en terrains sportifs. D’ailleurs, il m’a expliqué que, pour exercer ce métier très spécifique, il avait suivi un cursus jusqu’à un bac+4, témoignant de la technicité requise.

Matthieu est employé par Botanica Sport, une entreprise privée spécialisée dans l’entretien de terrains sportifs tels que ceux de football ou de golf, elle-même mandatée par la mairie de Paris pour entretenir le terrain du Charléty. Il est chargé de s’occuper de ce terrain, qui a la particularité d’être une pelouse hybride, c’est-à-dire un mélange de gazon naturel et synthétique. Ce type de terrain allie résistance et esthétique : le gazon synthétique, planté profondément jusqu’à 17 à 18 cm de profondeur, permet au gazon naturel de s’y accrocher offrant un rendu uniforme, assez résistant aux tacles, et favorisant la croissance du gazon naturel en s’ancrant dans le synthétique, comme les vignes s’accrochent aux branches.

Bien que cela ne fasse qu’un an qu’il travaille au stade Charléty, Matthieu connaît déjà parfaitement le terrain et s’en occupe comme si c’était son enfant. Son expérience dans le domaine de l’agriculture n’est pas nouvelle, car il a travaillé auparavant en tant qu’ouvrier viticole avant de prendre en charge l’entretien quotidien du terrain du Charléty.

Lors de notre échange, il a tenu à préciser : « Je ne dirais pas vraiment qu’on est des jardiniers, mais un peu comme des agriculteurs, mais en plus fin. » Une manière pour lui de souligner à la fois la technicité et la délicatesse requises pour entretenir une pelouse sportive. C’était aussi une manière pour lui de se justifier, de montrer que son métier n’était ni banal ni ordinaire. Cela laissait entendre qu’il avait peut-être déjà été confronté à ce genre de situation par le passé, où on lui demandait ce qu’il faisait comme métier, et qu’il ne voulait pas simplement répondre qu’il était jardinier spécialisé en terrains sportifs. 

Il est également important de rappeler que les jardiniers, qu’ils soient spécialisés ou non, travaillent avec du vivant. Le vivant évolue, grandit, vieillit, et nécessite un entretien minutieux, comme un patient en rétablissement, auquel on doit accorder une attention particulière pour qu’il puisse de nouveau être sur pied.

À quoi ressemble une journée d’un jardinier spécialisé en terrain sportifs ?  

Matthieu commence ses journées dès 7h30 et, comme mentionné précédemment, il rappelle qu’il “travaille avec du vivant, il faut être minutieux et s’adapter en permanence“. Son emploi du temps varie selon les besoins : Tonte quotidienne pour maintenir la hauteur du gazon dans les normes, grâce à des tondeuses réglées à 26 mm, conformément aux exigences de la Ligue de Football Professionnel (LFP), qui impose une hauteur comprise entre 24 et 28 mm.

Tondeuse pour gazon préréglée à 26mm. Crédit : Rohan Balloo, 28 novembre 2024

À cela s’ajoutent l’aération du sol pour éviter la formation de bosses et le rebouchage des zones abîmées pendant chaque match. “L’objectif est simple : pas de faux rebonds, pas de bosses, et un gazon impeccable pour garantir une expérience de jeu optimale“, m’explique-t-il.

Avec son collègue Franck Gibault, fort de 20 ans d’expérience au stade Charléty, ils ne sont que deux à s’occuper de ce terrain au quotidien. Cependant, les jours de match prennent une dimension particulière. À la demande des clubs, le terrain est arrosé avant le début des rencontres pour permettre à la balle de glisser plus facilement. Pendant les matchs, ils restent présents pour intervenir avant, pendant la mi-temps et après le match, et jusqu’à deux jardiniers supplémentaires peuvent être envoyés par Botanica Sport en renfort.

L’entretien du gazon passe aussi par l’utilisation d’engrais, qui a une double fonction : éliminer les mauvaises herbes et nourrir la pelouse avec des acides aminés et algues notamment. Pour l’instant, aucune réglementation spécifique ne s’applique à l’utilisation d’engrais sur les terrains sportifs.

D’ailleurs, lors de mes observations, j’ai pu obtenir des explications et des réponses à mes questions sur les mousses évoquées précédemment sur le terrain. Il s’agissait bien de mousse utilisée comme repère, déposée par la machine à engrais, elle-même dirigée par le jardinier. Le fait que la mousse soit disposée en quadrillage témoigne de la précision de Matthieu, comme on peut le voir dans la vidéo ci-dessous.

 

Vidéo d’entretien de la pelouse du Charléty avec de l’engrais. Crédit : Rohan Balloo, 28 novembre 2024 

 

Parmi les défis rencontrés, il y a aussi les problèmes posés par la météo, comme les jours de neige qui recouvrent le terrain du Charléty. Cela ne facilite pas le travail de Matthieu et Franck, qui se voient obligés d’enlever la neige à la pelle et de la déposer devant les tribunes. Comme j’ai pu le constater après le jour de neige du jeudi 21 novembre 2024, et même une semaine plus tard, la neige n’avait pas complètement fondu. 

 

Tas de neige entassés par les jardiniers après un déblayage à la pelle. Crédit : Rohan Balloo, 28 novembre 2024

 

Des normes strictes et un cahier des charges à respecter

Avant chaque match, un cahier des charges rigoureux doit être respecté. Par exemple, les drapeaux de corner doivent être installés conformément aux normes, la hauteur du gazon doit être respecté comme mentionné précédemment, ou même des bandes spécifiques doivent être visibles sur le terrain. Ces bandes sont obtenues grâce à une tonte précise : le gazon est taillé dans des directions opposées, créant un contraste naturel, comme on peut le voir ci-dessous, ce qui facilite le travail des arbitres assistants pour juger les hors-jeu 3. Les jardiniers peuvent même être sanctionnés par des amendes si certains détails, comme les drapeaux de corner, ne sont pas conformes. 

Schéma explicatif de la tonte de gazon pour les terrains de football. Crédit : Rohan Balloo

Un délégué de la Ligue de Football Professionnel (LFP), agissant sous l’autorité de la Fédération Française de Football (FFF), est chargé de vérifier que le terrain respecte les standards exigés pour les matchs masculins. Car il faut savoir qu’il y a un classement à chaque fin de saison des stade les mieux entretenus et bien sur le terrain fait partie des critères principaux. Ce qui m’a surpris, mais pas choqué, c’est qu’alors que les mêmes critères s’appliquent pour les matchs masculins et féminins, aucun délégué ne procède à un contrôle officiel pour les rencontres de football féminin. Cela reflète encore une triste disparité entre les deux disciplines.

Cette situation ne m’a pas choqué car, malheureusement, le football féminin est encore en transition pour gagner davantage de reconnaissance et occuper une place équivalente à celle du football masculin. Il y a d’ailleurs des évolutions positives en cours, comme l’introduction du Ballon d’Or féminin en 2018, qui met en lumière les talents féminins au même titre que leurs homologues masculins.

 

L’innovation au service des jardiniers

Les jardiniers de terrain sportif ne se contentent pas de simples outils  manuels, ils utilisent aussi des technologies innovantes pour optimiser leur travail. 

Parmi elles, le Turfpod, une sonde connectée, qui mesure en temps réel des données comme le taux d’humidité, la température ou l’exposition à la lumière. Ces informations, accessibles via une application mobile, permettent d’ajuster l’arrosage ou l’utilisation d’engrais avec précision et apporte une meilleure connaissance du gazon. 

Turfpod planté dans la pelouse du Charléty à gauche et Capture d’écran de données récoltées par le Turfpod, visibles sur l’application SGL à droite. Crédit : Franck Gibault et Rohan Balloo, 28 novembre 2024

Autre innovation clé : les rampes de luminothérapie 4 . Ces rampes possèdent des lampes qui reproduisent les effets du soleil, souvent absent du paysage parisien, sur les zones les plus sollicitées lors des matchs, comme les surfaces de réparation. “Mais attention, pas plus de 24 heures d’exposition, sinon le gazon brûle“, avertit Matthieu.

Rampes de luminothérapie sur le terrain du Charléty. Crédits : Rohan Balloo 14 novembre 2024

 

“On traite le vivant avec du vivant”

Dans une société où l’on voit l’apparition des robots assistants comme le “Tesla Optimus” développé par Tesla, société d’Elon Musk , je leur ai tout de même posé la question de savoir s’ils avaient peur de se faire remplacer par des machines, comme on peut le voir dans d’autres métiers manuels. Mais malgré ces avancées, Matthieu et Franck ne craignent pas d’être remplacés par des machines. “On traite le vivant avec du vivant“, m’explique Franck. Selon eux, la technologie est un outil, mais l’expertise humaine reste indispensable pour comprendre les besoins d’un terrain.

 

Un métier souvent ignoré mais essentiel

Le métier de jardinier spécialisé reste aujourd’hui dans l’ombre. « En France, on est souvent vus comme des “glandeurs”5, alors qu’en Angleterre, les jardiniers sont employés directement par les clubs et sont bien plus valorisés », m’explique Franck. L’exemple du club de football de Leicester City, élu meilleure équipe d’entretien en Premier League 6 de la saison 2022-2023,  illustre cette reconnaissance. Là-bas, les jardiniers sont célébrés pour leur travail grâce à des récompenses, contrairement à la France où ils sont souvent employés par des municipalités et non par les clubs eux-mêmes. Franck ne cache pas son mécontentement face à ces perceptions, « C’est clair que c’est plus glorieux de dire que je travaille pour Manchester United que pour la mairie de Paris ». 

Cette méconnaissance de l’entretien du terrain affecte également les joueurs. « Ils ne s’intéressent pas vraiment au terrain, mais ils devraient être un peu plus éduqués à ce sujet », souligne Matthieu. Pourtant, un terrain bien entretenu influe directement sur la qualité des matchs et la performance des joueurs, “ils devraient mieux connaître leur lieu de travail”.

Malgré ce manque de reconnaissance, Matthieu et Franck restent passionnés et aiment avant tout les travaux manuels. Leur travail requiert précision, innovation et rigueur pour garantir un terrain impeccable. Un peu de reconnaissance ne leur ferait pas de mal, mais ils s’y sont habitués à travailler dans l’ombre. Ce qui leur importe, c’est de faire ce qu’ils aiment. Un métier dans l’ombre, mais sans lequel les performances sportifs ne seraient pas aussi fluides.

 

Un nouveau regard sur les pelouses 

Mes observations et mes entretiens m’ont permis de découvrir toute une expertise et un univers caché derrière les grandes stars et les grands clubs du ballon rond. Bien qu’ils soient ignorés par le public et rendus invisibles, les jardiniers spécialisés en terrains sportifs font partie intégrante du monde du football, au même titre que les clubs et les joueurs. D’ailleurs, je peux dire que mon point de vue sur les jardiniers a évolué. Désormais, lorsque je verrai des traces de mousse sur un terrain, je saurai qu’une machine à engrais est passée par là, mais plus important encore, je saurai qu’un jardinier spécialisé dans les terrains sportifs a travaillé sur ce terrain et en prend soin.

Rohan Balloo

 

1. L’île Maurice, appelée Moris en créole mauricien et Mauritius en anglais, autrefois nommée Isle de France entre 1717 et 1814, se situe dans l’ouest de l’océan Indien, au cœur de l’archipel des Mascareignes, entre La Réunion à l’ouest et l’île Rodrigues à l’est.

2. L’effet Hawthorne vient d’études visant à examiner l’impact de divers facteurs environnementaux (comme l’éclairage) sur la productivité des travailleurs. Les chercheurs ont découvert que, indépendamment des conditions modifiées, la simple présence d’observateurs et le fait de montrer de l’intérêt pour les travailleurs augmentent leur productivité. Les employés se sentent valorisés parce qu’ils perçoivent une attention particulière et ajustent leur comportement (souvent inconsciemment) pour se conformer à ce qu’ils pensent être attendu.

3. Le hors jeux est une règle inscrite dans  loi 11 du football qui stipule qu’un joueur est en position de hors-jeu s’il est dans la moitié de terrain adverse, plus proche de la ligne de but que le ballon et l’avant-dernier défenseur.  Il y a infraction seulement si, dans cette position, il participe activement au jeu au moment où un coéquipier joue le ballon.

4. La luminothérapie consiste à compenser le manque de lumière et de chaleur, notamment en hiver, pour favoriser la photosynthèse. Ce processus chimique permet aux plantes d’utiliser le dioxyde de carbone, la lumière et la chaleur pour produire de la matière végétale. Pour ce faire, on utilise généralement des lampes de sodium, qui fournissent l’éclairage et la chaleur indispensables au bon développement du gazon.

5. Personne qui perd son temps, qui ne fait rien

6. Première division du championnat de football en Angleterre 

 


Bibliographie : 

François Geoffroy, « Existe-t-il un effet Hawthorne ? » , 2019  

La beauté ailleurs

Chapitre 1   Bonjour, la France

Le 28 août 2023 fut le premier jour de mon arrivée en France. Le sud de la France venait de connaître des dizaines de jours consécutifs de chaleur extrême de 40 degrés. Dans le hall de Aéroport Montpellier Méditerranée, le fatigue était encore visible sur des visages des gens. Je traînais ma valise en regardant autour de moi, et Jean-Yves m’attendait avec un panneau de mon nom. Nous avons échangé des salutations, suivies du bisou, c’était trois fois dans le sud. Ensuite, il m’a conduit vers le parking d’extérieur, et d’une main tremblante, il a sorti les clés de la voiture de sa poche. Le moteur a démarré, et mon grand tour de France a commencé.

Montpellier est une ville qui à la fois embrasse son patrimoine architectural médiéval et témoigne l’essor de l’architecture contemporaine. En dirigeant vers le centre-ville, j’ai été accueilli par des bâtiments étranges, ces immeubles de verre reflétaient les rayons du soleil dans une explosion de couleurs.

– Ici c’est Port Marianne, le nouveau quartier de Montpellier, quand j’ai emménagé il y a 20 ans, là il n’y a rien.

Je hochais la tête.

– Regarde là, c’est la mairie de Montpellier.

Un énorme cube bleu se dessinait.

– Je connais son architecte, il s’appelle Jean-Nouvel ! Il est très connu en Chine et on l’invite pour désigner les musées. Il y a un grand musée sur the Bund à Shanghai et il y a toujours beaucoup de monde.

– Mais je crois pas c’est jolie. Ailleurs, il coûte trop cher. Si la mairie a été conçu par un autre, on aurait pu dépenser beaucoup moins.

Jean-Yves, mon propriétaire, n’a que deux exigences pour son locataire : ne pas faire de bruit et garder la propreté de logement. Il s’enorgueillit de toujours maintenir sa maison en bon état, affirmant qu’il aime la propreté plus que les femmes. J’ai continué à l’écouter sur la manière de traitement des déchets en France, car c’est ce qui allait devenir notre routine quotidienne.

Les Français emballent les déchets ménagers et les jettent dans les vide-ordures de chaque immeuble, tandis qu’ils trient les déchets recyclables, tels que le verre, les carreaux de céramique, le papier, le carton, le plastique, les canettes en aluminium, etc. et les déposent séparément dans des poubelles spécifiques, qui sont situées dans des lieux désignés, et sous peine d’amende. Avant que l’on se débarrasse de lettres ou de cartons contenant les coordonnées personnelles, il est obligatoire de déchirer les infos privées, sinon soit il y a un risque de détournement des infos, soit un procès-verbal de la police ainsi qu’une amende. Chez Jean-Yves, les déchets n’ont pas de chance de rester très longtemps. Le matin, celui qui sort de la maison en premier prend les bouteilles de vin vides, les flacons de condiments ou les cartons de la veille, il traverse une allée tranquille à côté et dépose les déchets où ils doivent être.

 

Les poubelles spécifiques pour le tri de déchets en France, aussi, on dépose les objets d’anciens dans certain point, Montpellier, 2024, photo par Yanan

 

– En fait, il y a une espace de collecte des déchets dans chaque immeuble résidentiel.

Je l’ai appelé à Paris pour confirmer les infos, a-t-il ajouté.

– Ah, alors pourquoi je ne le savais jamais pendant un an ?

– Parce que la déchetterie de notre immeuble, elle se trouve au sous-sol, dans la cave. Il est sombre et il n’y a pas d’ascenseur, c’est pas trop agréable pour les personnes âgées.

Au bout de l’allée, c’est la route. On y trouve non seulement des poubelles spécifiques, mais il est aussi un endroit où l’on dépose des meubles anciens. Ces objets disparaissent toujours rapidement et tout silencieusement. J’ai laissé la bouteille vide tomber librement dans la poubelle, les bouteilles s’entrechoquant avec le bruit cristallin du métal quand elle touche le sol.

 

La ruelle à côté de résidence, il y a la panneau d’interdiction, Montpellier, 2023-2024, photo par Yanan

 

« Ding Ling Ling »

Le son d’une clochette rappelle de lointains souvenirs. Il est venu de l’extérieur de la fenêtre. Je me suis précipitée dans la cuisine pour dire à maman que l’éboueur était là. Maman a éteint le feu et a descendu les escaliers en courant, puis a cri par la fenêtre.

– Ouais, l’éboueur !

L’éboueur ici, ça a été ramasseur qui a récupéré les objets recyclables comme papiers, verres, etc. en Chine. Il n’a pas fait partie d’aucune institution professionnelle, il a été nomade autonome dans la ville.

Le son de clochette est disparu. Un homme à la peau sombre a monté les escaliers, portant un grand sac plastique et une balance. Il a pris à maman une lourde pile de vieux papiers, c’était le journal du soir auquel ma famille s’est abonnée. Ils s’entassaient dans le coin, s’empilaient de plus en plus.

– Les vieux papiers ne valent rien, les bouteilles vides coutent plus.

L’homme est reparti avec son grand sac sur le dos. Son corps était recouvert et puis disparut.

Le son de la clochette se déambulait dans le quartier résidentiel de temps en temps, généralement dans l’après-midi. Parfois c’était un homme, parfois c’était une femme, maman a dit qu’ils ont été une famille.

– Si tu entends la clochette, tu me le dis.

– Mais ça fait longtemps que je ne l’ai pas entendu.

De nouveau, les journaux usagés s’accumulaient dans la maison, nous nous demandions où étaient passés les éboueurs. Les voisins murmuraient que ces personnes ont disparu avec le programme de nettoyage de population rurale par l’administration. Leurs enfants n’ont plus pu poursuivre les études dans les écoles publiques pour des raisons politiques, et l’espace communautaire qui leur avait été temporairement prêté pour s’abriter a été progressivement repris par le comité de quartier. Les personnes qui ont nettoyé l’espace urbain ont finalement été nettoyé par la ville.

– Recyclage à prix élevé, réfrigérateurs, téléviseurs en couleur, machines à laver, climatiseurs, ordinateurs, vieux meubles…

C’est une diffusion familière pour les habitants pendant une période assez longue, elle flottait dans la ville au rythme du tricycle des éboueurs. Et puis, on ne l’a presque plus entendue.

 

– T’as acheté un nouveau micro-ondes, alors l’ancien il va où ?

Continuai-je à demander à Jean-Yves au téléphone.

– Quand le livreur arrive, il m’apporte le nouveau et il emporte l’ancien. En France, c’est obligatoire et il est gratuit.

C’est la même situation en Chine. La politique d’échange de vieux objets pour des nouveaux, comme voitures, appareils électroménagers, équipements des cuisines est généralisée par le gouvernement, dans l’attente d’une vision écologique et d’une incitation à la consommation.

 

 

Chapitre 2   La beauté ailleurs

Le 8 octobre 2024, j’ai été au Centre Pompidou pour une conférence de l’exposition « Chine, Une nouvelle génération d’artistes » en attente de trouver l’inspiration pour le mémoire. C’est la deuxième fois que Beaubourg présente une exposition des artistes chinois après « Alors, la Chine ? » (2003).

Parmi les intervenants, ont été les commissaires de l’exposition, le professeur, les artistes et le média. La modératrice posa une question aux artistes : est-ce que la transformation de la société chinoise a-t-elle subtilement influencé votre création ?

Nabuqi expliqua,

– Mes œuvres reflètent un sens du changement très rapide et de l’existence temporaire, qui peut disparaître après un peu de temps, comme les changements dans l’espace urbain. Il y a des mouvements de temps en temps dans le quartier où je vis et travaille. Parfois, les mots que nous utilisons pour décrire un lieu, ils évoluent au fil du temps. La zone que ces mots désignent n’est même pas fixe avec le temps. Personnellement, ce genre d’évolution implique une sorte d’inquiétude, elle existe non seulement au niveau physique du changement spatial, mais aussi au niveau psychologique individuel ou collectif. (Extrait de contenu de conférence : Chine, Une nouvelle génération d’artistes, au Centre Pompidou, le 8 octobre 2024)

 

Un matin, je me suis réveillée et glissai sur l’écran de portable. Mon amie Peggy a publié une série de photos sur WeChat, le réseau social chinois le plus populaire. Cela était des photos de la Rue Yunnan, la rue alimentaire où les gourmands ont pu trouver les aliments traditionnels de tous genres du pays. Elle a été créée en 1991 à l’occasion du festival du tourisme de la ville, dans une période donnée, chaque soir, il y avait la longue queue devant chaque restaurant. Néanmoins, les restos ont maintenant disparu, ce qui a fait la rue auparavant vive devenir en plein vide. Les murs ont été recouverts de toutes sortes d’illustrations de la nourriture, en rappelant les souvenirs du passé.

– La rue Yunnan, c’est sérieux ?

– Oui.

En 2008, la rue Yunnan a fait l’objet d’une rénovation à grande échelle par le gouvernement, la route a été élargi pour faciliter le stationnement des voitures, les ordonnances de santé publique ont été strictement appliqué pour que la rue auparavant sale et puant devienne propre et spacieuse.

– Mais qu’est-ce qu’on fait avec Rue Yunnan après ?

– Personne ne le sais.

 

La Rue Yunnan en disparition, Shanghai, 2024, photo par Peggy Zhu

 

Peggy et moi échangeons de temps en temps les sentiments d’alentours.

– Mon ancienne collègue est venue déjeuner avec moi aujourd’hui, le West Bund (le quartier en plein développement dans l’ouest de la ville) est complètement différent de ce qu’elle est venue il y a quelques mois.

Peggy n’a pas dit ce qui était différent.

 

Un week-end de novembre, je suis retournée à Montpellier pour rendre visite à Jean-Yves. Pendant la journée, j’ai déambulé dans le centre-ville, me réjouissant que la ville ait peu changé. Au bout de Esplanade de Charles-de-Gaulles, en regardant le paysage verdoyant à mes pieds, j’avais soudainement un vague sentiment d’inquiétude. Près de l’arrêt de tramway du Corum, il y avait un grand mur qui avait été repeint en blanc. Avant que je ne quitte Montpellier, il s’agissait d’un immense graffiti sur lequel on pouvait lire la citation d’Abbé Pierre, politique et militant :

– Gouverner, c’est d’abord loger son peuple.

 

Au bout de l’esplanade de Charles-de-Gaulles, il y avait un mur de graffiti sur lequel écrivait la citation d’Abbé Pierre, maintenant il n’existe plus, Montpellier, 2024, photo par Yanan

Mais aujourd’hui, il n’y a rien sur ce mur. Je recherchais cette scène d’avant dans mon portable pour expliquer quelque chose par comparaison, cependant, après plusieurs recherches, je me suis rendue compte que cette photo n’existait que dans mes souvenirs quotidiens de l’année dernière.

 

De retour à Paris, j’ai poursuivi les recherches sur les expositions du Centre Pompidou. Dans le catalogue de « Alors, et la Chine ? », il y a un chapitre consacré à l’urbanisation galopante du pays à la fin du XXe siècle. « Sous l’effet d’une croissance économique unique entraînant un exode rural massif, facteur d’un développement multiethnique de la population urbaine » (Chantal Béret, Polarites Chinoises : Entre Épopée Et Mémoire, Alors, la Chine ? 2003)

Après cet exode rural massif vers les villes, ces gens ils allaient faire quoi ?

 

 

Chapitre 3   Sois courageuse, sois audacieuse

 

Car il n’y a pas de moyen d’être quelqu’un qu’on n’a pas vu.

 

18 novembre, 8h30, nettoyeur dans le quartier de Gare Saint Roch, Montpellier

Après avoir dit au revoir à Jean-Yves, j’ai traîné ma valise lentement vers la gare, et il n’y avait pas beaucoup de monde sur les routes. Un nettoyeur est apparu non loin devant, et j’ai pris une photo de son dos. Il marchait lentement et enfin je l’ai rattrapé. Au même carrefour, nous avons attendu tacitement que le feu passait du vert au rouge. J’ai dû lui parler quelque chose.

 

Un nettoyeur dans le quartier Gare Saint Roch, Montpellier, le 18 novembre 2024, photo par Yanan

 

– Monsieur.

– Monsieur.

– Monsieur.

Enfin, il a tourné la tête.

– Bonjour, madame.

– Bonjour, monsieur.

Je me présentais.

– Je suis étudiante à Paris. Je travaille sur un sujet de nettoyage de la ville. Est-ce que je peux vous poser quelques questions ?

Avec le balai à la main, il m’a regardé avec une certaine surprise.

– Oui, bien sûr.

– Combien de temps vous travaillez tous les jours ?

– Je travaille de 5h30 à midi.

– Et l’après-midi, vous ne travaillez plus ?

– Après le travail à midi, je rentre chez moi.

– En général, qu’est-ce que vous faites pendant le travail ?

Il a penché son côté gauche vers moi.

– Ah ?

J’ai répété donc la question. Son kit de nettoyage inclut un chariot, un balai et une pince de nettoyage. Le chariot a été divisé par deux, l’un pour le papier et le plastique, et l’autre pour les déchets ménagers.

– Quelle est votre zone de nettoyage ?

Il a penché son côté gauche de nouveau, et puis a pointé son doigt vers le quartier d’où je suis venue, traçant un arc de cercle vers la gare.

– Les déchets ils vont où après ?

– On est une équipe, chacun travaille dans son secteur, et nous ramassons les déchets à un point de collecte près de la gare. Et puis le camion va venir et les porte ailleurs.

– Vous travaillez pour la mairie ?

– Non, je travaille pour Nicollin.

Il m’a montré le logo de l’entreprise sur son chapeau.

– C’est une entreprise privée.

– Oui.

– Je peux demander votre âge ?

– La soixantaine, je suis pas encore retraité, je travaille depuis 2004.

Il travaille depuis 20 ans.

– Vous trouvez ce travail comment ?

– Pas mal.

– C’est-à-dire, vous êtes bien payé.

– Oui.

– Il peut soutenir votre vie ?

– Oui.

– La dernière question, vous habitez dans quel quartier de la ville ?

Il sourit.

– Je n’habite pas ici. J’habite dans la ville à côté, Clapiers.

Mes yeux s’écarquillent.

– Donc comment vous venez ici ?

– Je viens à vélo. Je commence à me préparer pour le travail à 5 heures le jour, ainsi je me lève à 2h30.

 

18 novembre, 10h40, équipe de maintenance des câbles devant Marseille Saint Charles, Marseille

J’avais une heure à Marseille. Je me promenais sur le quai devant la gare, et j’ai remarqué rapidement en face de la Porte d’Aix, vers la direction nord-ouest, il y a eu des travaux de voirie. Je m’y suis approchée, il y avait une camionnette et trois hommes de l’autre côté de la clôture. On se regardait.

– Bonjour, messieurs !

J’ai contourné la clôture et m’en suis approché.

– Bonjour messieurs, je viens de Paris et je suis étudiante. Notre professeur nous enseigne à observer la société française avec curiosité. Donc, qu’est-ce que vous faites ?

– Nous changeons des câbles pour la gare de Marseille. Ici, on ouvre une percée.

Un homme m’a montré le canal de fouille devant nous.

– Les câbles anciens sont trop vieux, il y a déjà 40 ans.

– Donc, vous les remplacez par de nouveaux.

– Oui, pour alimenter la gare.

– Alimenter ? Manger ?

L’homme a ri.  Je n’ai pas compris le mot.

– Non, alimenter l’électricité de la gare.

J’ai ri aussi.

 

Une équipe de maintenance change les vieux câbles par de nouveaux devant Marseille Saint Charles, Marseille, le 18 novembre 2024, photo par Yanan

 

– Vous travaillez combien de temps chaque jour ?

– Généralement pendant la journée, parfois la nuit. On espère que ces travaux n’embêtent pas le fonctionnement de la gare.

– D’où venez-vous ?

– Chine.

– Vous étiez dans le quartier chinois là-bas ? Il y a beaucoup de boutiques asiatiques là-bas.

Un homme a indiqué l’autre bout de la gare.

– Ah bon ? Je sais pas. Je suis toujours dans le vieux port.

J’ai continué à poser des questions.

– Ce projet va durer combien de temps ?

– Nous sommes une équipe de 4 personnes, aujourd’hui il y a une qui est absente, nous pouvons en finir en 3 semaines.

C’est rapide.

– Il y a une centrale électrique à cette extrémité, et nous creusons cette percée, elle se connecte à la gare. Il faut enterrer ces câbles profondément, à environ 1 mètre, parce qu’ils ont une tension de 20 000 volts.

– Vous travaillez pour SNCF ?

– Non, on travaille pour une entreprise qui donne des services à SNCF.

– Comment ça se passe ce processus ?

– La SNCF donne un appel d’offre, et il y a de différentes entreprises qui soumettent des programmes et des offres, et SNCF choisit l’une d’entre elles pour ce travail.

– C’est un peu comme un concours.

– Haha, presque.

– Je peux noter le nom de votre entreprise ?

L’homme a penché son portable vers moi, et puis j’ai pris la photo.

SOMARAIL ENERGIES.

 

20 novembre, 10h50, nettoyeur à la sortie d’une station de métro, Paris

C’était un grand homme, et je venais juste de sortir du métro. Il marchait lentement, en poussant un chariot de nettoyage.

– Monsieur.

– Monsieur.

– Monsieur.

Il continuait de marcher, donc j’ai marché jusqu’à devant lui et lui ai salué.

– Bonjour.

Il m’a regardé d’un air perplexe.

– Bonjour Monsieur, je suis étudiante juste à côté, et je travaille sur un article du nettoyage de la ville.

– Vous voulez me prendre une photo.

J’ai été un peu gêné.

– En fait, j’ai des questions, est-ce que vous pouvez me donner quelques minutes ?

– Hmm…

J’ai donc continué.

– Vous travaillez combien de temps ?

– De 6 heures à midi, ou on peut choisir de 9 heures à l’après-midi.

– Vous faites partie de la mairie ?

J’ai regardé sa tenue de travail et demandé.

 

Un nettoyeur déjà retraité à la sortie de métro de Paris, Paris, le 20 novembre 2024, photo par Yanan 

 

– Oui, je travaille pour la mairie de Paris, c’est la fonction publique.

– Vous faites ce boulot depuis quand ?

– 38 ans.

– Est-ce que je peux demander votre âge ?

– J’ai l’âge de la retraite.

– Vous avez atteint l’âge de retraite ? Mais vous travaillez encore.

– Oui, parce qu’on peut travailler jusqu’à 66 ans.

– Donc c’est un choix personnel.

– Oui, c’est un choix libre.

– Vous travaillez dans quelle zone ?

Il a pointé son doigt.

– D’ici à la prison là-bas.

Mes yeux s’écarquillent.

– Il y a une prison ici ?

– Vous ne le savez pas ?

L’homme m’a regardé de haut.

– Je suis nouvelle ici.

– Aha…

– Selon vous, ce quartier est propre ou pas ?

 

Les déchets ramassés par ce grand homme depuis l’heure de travail, Paris, le 20 novembre 2024, photo par Yanan

 

L’homme a ri encore.

– Les gens jettent des déchets dans la rue, parce qu’ils pensent qu’ils paient des impôts. Les gens d’ici…

L’homme n’a pas continué.

– Comparé aux 18-20 arrondissements, ici est plutôt bien. Si vous visitez ces quartiers là…

Une pause entre nous.

– Je peux prendre une photo de vous ? Avec ces outils ?

J’ai pointé son dos.

– Il n’y a rien à voir.

L’homme a tourné, et j’ai pris la photo.

 

 

Je ferme ma mémoire, ces rencontres fortuites et ces visages inconnus me permettent de m’approcher de la société française. Je laisse les émotions d’autrui se mêler à mes pensées, établissant enfin un lien avec cette terre.