Les Ă©tudiants de premiĂšre annĂ©e du Master MĂ©dias, Communication et Villes numĂ©riques (MCVN) ont Ă©tĂ© invitĂ©s Ă rĂ©agir Ă la provocation suivante : allons-nous habiter dans des mondes virtuels ? Une question qui peut ĂȘtre rapidement rĂ©solue si nous nous attardons uniquement sur les aspects esthĂ©tiques (parfois trĂšs rudimentaires) et les conditions (limitĂ©es et contraignantes) dâimmersion dans les mondes virtuels. Il serait difficile de comprendre pourquoi des internautes investissent ces espaces numĂ©riques et y passent des heures… De ce fait, Jean-Lucas François (2013) propose une autre approche pour comprendre la signification d’habiter un monde virtuel. En examinant Second Life, il met en avant le niveau d’implication des utilisateurs : ils laissent des traces, investissent du temps et crĂ©ent des objets personnels. Ces fonctionnalitĂ©s gĂ©nĂšrent une forme d’habitation par l’amĂ©nagement, signifiant que l’on rĂ©side dans les mondes virtuels en raison de l’attachement que l’on y dĂ©veloppe.
Dans le cadre de cet atelier, les Ă©tudiants ont Ă©tĂ© orientĂ©s Ă observer de maniĂšre participante un monde virtuel de leur choix et Ă prĂ©parer un compte rendu pour ce carnet de recherches. Lâobjet qui nous regroupe est alors celui de la perception des utilisateurs-habitants qui y vivent (ou qui y ont vĂ©cu). Les mondes virtuels, entendus ici dans leur acception large, sont des lieux en 3D gĂ©nĂ©rĂ©s et calculĂ©s par des ordinateurs, qui Ă©voluent de maniĂšre plus ou moins persistante et qui sont explorables en temps rĂ©el et en rĂ©seau. Cela signifie que les Ă©tudiants ont circulĂ© parmi une pluralitĂ© dâespaces qui illustrent plus ou moins cette dĂ©finition : des jeux vidĂ©o Ă des plateformes de mĂ©tavers qui mettent en scĂšne des espaces urbains, des Ăźles, des villes, des univers… Nous avons envisagĂ© ces espaces comme des “terrains lĂ©gitimes”, qui permettent de comprendre la maniĂšre dont les individus interagissent et se repĂšrent, crĂ©ent du collectif, produisent de la connaissance, fabriquent du sens et des imaginaires (Boellstorff 2010).
Nous adoptons une dĂ©marche ethnographique en ligne (Hine 2015), marquĂ©e par une description situĂ©e qui ne cherche pas Ă ĂȘtre encyclopĂ©dique (Boellstorff et al., 2012). Trois Ă©lĂ©ments de contexte mĂ©ritent dâĂȘtre explicitĂ©s. Tout d’abord, contrairement Ă leur enseignant, les Ă©lĂšves commencent cet exercice avec une expĂ©rience plus ou moins importante de l’usage des mondes virtuels. Pour certains, l’exercice a mĂȘme Ă©tĂ© l’occasion de rĂ©activer d’anciens profils et comptes qui dormaient depuis quelques annĂ©es. Ensuite, bien au-delĂ de la console ou de l’ordinateur, la majoritĂ© des Ă©tudiants ont prĂ©fĂ©rĂ© le smartphone en tant que dispositif de jeu (et carnet de notes). Non seulement en raison de sa mobilitĂ©, mais aussi parce que les mondes virtuels disposent actuellement d’applications qui reprennent en totalitĂ© ou partiellement les Ă©lĂ©ments des jeux plus anciens. Finalement, leur enquĂȘte met en lumiĂšre la nature multiplateforme des usages du web (Matassi et Boczkowski 2021) : les mondes virtuels Ă©tudiĂ©s dĂ©bordent aisĂ©ment au-delĂ de leurs frontiĂšres, s’Ă©tendant vers d’autres plateformes telles que Discord, YouTube ou Twitch.
2023/2024 : une promotion face au virtuelÂ
La lecture des billets de blogs publiĂ©s par les Ă©tudiants peut ĂȘtre organisĂ©e en trois catĂ©gories : la libertĂ© encadrĂ©e des utilisateurs, les formes de socialisation par le partage de connaissances, et la reproduction des espaces urbains hors ligne.
Tout dâabord, certains mettent en perspective lâidĂ©e de “libertĂ© totale” vĂ©hiculĂ©e en tant que promesse des mondes virtuels. Comme si, parce que numĂ©riques, les mondes virtuels Ă©taient libĂ©rĂ©s de toutes les contraintes et nous donnaient la possibilitĂ© de tout faire, de devenir ce que lâon souhaite, de rĂ©aliser des rĂȘves. Au contraire, les Ă©tudiants dĂ©montrent que ces espaces sont encadrĂ©s par des formes dâĂ©criture bien dĂ©finies et qu’ils sont limitĂ©s par des modĂšles Ă©conomiques gĂ©nĂ©ralisantes. En observant le jeu Sims Free Play, Juliette Giordanno met en Ă©vidence un ethnocentrisme amĂ©ricain qui se manifeste dans lâexpression dâun schĂ©ma familial traditionnel, la typographie des lieux, lâhomogĂ©nĂ©itĂ© des constructions publiques, et des parcelles pavillonnaires, ainsi que dans les missions et loisirs imposĂ©s aux utilisateurs. De mĂȘme, Ruthza Pierre, en examinant Ă©galement les Ă©lĂ©ments de Sims FreePlay, identifie des mĂ©canismes sociaux, Ă©conomiques et culturels qui dĂ©finissent la sociĂ©tĂ© occidentale. Ă son tour, Billy-Franco Iraganza, qui a enquĂȘtĂ© sur Grove Street dans GTA SA, aborde le renforcement des stĂ©rĂ©otypes de la communautĂ© afro-amĂ©ricaine, par lâassociation facile entre les aspects ethno-raciaux, la banlieue, la pauvretĂ© et la criminalitĂ©. Le fait que ces mondes virtuels soient rĂ©gis par des logiques commerciales – freemium pour la plupart – reprĂ©sente Ă©galement une entrave : certaines fonctionnalitĂ©s, objets, espaces ou formats dâĂ©change ne sont pas accessibles Ă tous. Roxane Jaillette dĂ©crit les inĂ©galitĂ©s produites par le modĂšle Ă©conomique de Star Stable Online, qui contraint les utilisateurs Ă sâabonner pour pouvoir progresser dans leur parcours dâutilisation, accĂ©der Ă certains espaces et fonctionnalitĂ©s. Sara Lassaoui dĂ©montre ainsi lâinĂ©galitĂ© Ă©conomique qui façonne les univers de Habbo et MovieStarPlanet. Ce qu’Alice Lombardot et Alice LerĂ©vĂ©rend de “satire” de la sociĂ©tĂ© de consommation. Thanina Mouffok et Sakina Mostefa-Hanchour expliquent Ă leur tour quâĂ dĂ©faut de pouvoir dĂ©penser de lâargent, le temps devient une monnaie dâĂ©change importante : plus de temps le joueur passe sur la plateforme, plus il peut accomplir des tĂąches, et plus la plateforme gagne en valeur de marchĂ©. Le temps dispensĂ© par l’utilisateur afin d’explorer le monde dans lequel il Ă©volue virtuellement est Ă©galement le sujet de Noha Moziane sur PowerZ. Sans oublier que ces mondes virtuels reproduisent des rapports sociaux de travail, comme l’explique Iris Vieux, qui sâest infiltrĂ©e dans le monde virtuel Habbo afin de comprendre les modes de rĂ©munĂ©ration.
Ensuite, les Ă©tudiants abordent des formes de socialisation et d'”intelligence collective”, au sens de Pierre LĂ©vy (1997). Miroir des plateformes de rĂ©seaux socionumĂ©riques, les mondes virtuels sont alors un espace dâĂ©change, pour faire ânousâ et construire un savoir collectif. Tassina Westberg raconte comment certains des fans les plus dĂ©vouĂ©s de Club Penguin ont utilisĂ© des serveurs privĂ©s Ă fin de reproduire le gameplay web aprĂšs sa fermeture en 2017. Selon elle, ce qui donne vie Ă cet espace, c’est la communautĂ© qui existe en son sein, et non pas le jeu en lui-mĂȘme. Dans ce sens, MaheÌ Chanteloube explore le LouvreCraft, un exemple de la façon dont les communautĂ©s collaboratives de Minecraft peuvent crĂ©er des projets ambitieux et innovants. Le projet a inspirĂ© d’autres communautĂ©s Ă crĂ©er leurs propres rĂ©pliques de monuments historiques tels que la Tour Eiffel, le Taj Mahal et le ColisĂ©e. Tanguy Tardieu de Maleissye explique alors que Minecraft nâest pas seulement un jeu ayant pour objectif de battre un dragon au bout de quelques heures dâutilisation. Tout un Ă©cosystĂšme sâorganise dans la fabrication de mini-jeux et dâautres mondes multi-joueurs. De plus, Gaspard Colins remarque que lâexpĂ©rience sur Minecraft se rapproche des relations sociales d’autres mondes virtuels, comme Second Life, dans lequel le collectif est avant tout le rĂ©sultat dâun choix du joueur dâĂ©tendre (ou pas) son rĂ©seau de sociabilitĂ©. En outre, ces expressions collectives peuvent ĂȘtre dâordre politique, comme câest le cas de Maud CourotâPĂ©rignon qui analyse la maniĂšre dont Animal Crossing a Ă©tĂ© utilisĂ© durant la campagne prĂ©sidentielle de Joe Biden en 2020 ; dâordre de la sociabilitĂ© par la rencontre amoureuse, comme nous le dĂ©montre lâenquĂȘte de Heeroshinee Bajnathsingh sur lâapplication NeverMet ; dâordre religieux comme les cĂ©rĂ©monies funĂ©raires sur Word of Warcraft dont l’article de Mouna Tamagount fait lâobjet ; ou encore par le partage d’une culture commune autour de l’idĂ©e de “bienveillance” et “gestion de vie saine” comme propose le compte rendu de Nature N’dri.
Finalement, plusieurs comptes rendus abordent la construction des villes numĂ©riques et la rĂ©plique des villes hors ligne dans des mondes virtuels. Yanis Criosi-Zecler dĂ©montre que malgrĂ© l’aspect futuriste et dystopique du jeu Cyberpunk 2077, la ville “Night City”, oĂč Ă©volue son personnage, est particuliĂšrement rĂ©aliste et crĂ©dible. Ces environnements urbains qui semblent Ă©trangement familiers, car ils copient les codes des villes hors ligne, sont Ă©galement le sujet de l’exploration de Mirzad Ahmad Sohail sur Call of Duty: Modern Warfare 2 et d’Amina Safae Ghanem sur Guild Wars 2. MĂȘme quand une ville imaginaire est construite, elle peut s’inspirer des Ă©lĂ©ments d’une culture traditionnelle pour crĂ©er des effets de rĂ©el. YouYou Li illustre cela en observant Cent ScĂšnes de Jiangnan, un monde virtuel de la culture traditionnelle du Jiangnan en Chine. Les crĂ©ateurs font Ă©galement appel Ă des pĂ©riodes historiques : Benjamin Mariani explore le Paris de la RĂ©volution française, créé par un jeu vidĂ©o qui reprĂ©sente de maniĂšre hyperrĂ©aliste cette derniĂšre : Assassin’s Creed Unity. Ces reproductions risquent dâenfermer les villes dans une vision rĂ©duite, figĂ©e dans une vitrine touristique, centrĂ©e autour de deux ou trois monuments. Elli RĂ€sĂ€nen affirme ainsi que mĂȘme si les dĂ©tails restent prĂ©cis et impressionnants, les aspects moins âglamourâ et moins connus qui sont indispensables Ă l’authenticitĂ© de la vie citadine ne sont gĂ©nĂ©ralement pas pris en compte ou sont moins mis en valeur dans cette reprĂ©sentation. Un autre enjeu est celui de la conservation de ces espaces et de leur Ă©volution dans le temps : Hayette Ouafari enquĂȘte dans Runsafe de Minecraft, un monde virtuel abandonnĂ©, et Coraly TraullĂ© revient sur un Second Life dĂ©sertique aprĂšs lâapogĂ©e des annĂ©es 2000-2005.
BOELLSTORFF Tom. (2010). Coming of Age in Second Life: An Anthropologist Explores the Virtually Human. Princeton : Princeton University Press.
BOELLSTORFF Tom, Bonnie Nardi, Celia Pearce, et T. L. Taylor. (2012). Ethnography and Virtual Worlds: A Handbook of Method. Princeton : Princeton University Press.
HINE Christine. (2015). Ethnography for the internet: embedded, embodied and everyday. London : Routledge.
LEVY Pierre. (1997). Lâintelligence collectiveâŻ: Pour une anthropologie du cyberspace. Paris : La DĂ©couverte.
LUCAS Jean-François. (2013). De l’immersion Ă l’habiter dans les mondes virtuels : le cas des villes dans Second Life. ThĂšse en Sociologie. UniversitĂ© Rennes 2.
MATASSI Mora et Pablo Boczkowski. (2021). « An Agenda for Comparative Social Media Studies: The Value of Understanding Practices From Cross-National, Cross-Media, and Cross-Platform Perspectives ». International Journal of Communication, vol. 15, pp. 207â228